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Charlie et le délire compassionnel

mis en ligne le 8 janvier 2015

Ca y est, c’est reparti comme le 12 septembre 2001. On ne se laisse pas le temps de la réflexion face à la violence, comme si celle-ci parlait d’elle-même et détenait les clés de sa propre interprétation, alors que tout est médié par les médias. Dans Le Monde, Jean-Marie Colombani titrait « Nous sommes tous Américains », phrase dont on sait trop bien aujourd’hui qu’elle signifiait « Nous sommes tous impérialistes » et allait justifier l’injustifiable au nom d’une compassion qui nous a été extorquée à longueur d’antenne pour mieux faire perdurer le silence face à la persécution des musulmans et des Arabes, ici et là-bas. Et aujourd’hui, nous devrions tous « être Charlie », nous devrions tous nous identifier à un journal qui a fait du racisme son fonds de commerce, nous devrions tous savoir, avant même d’avoir commencé à réfléchir, où se situe la liberté et où se situe la barbarie. Comme il est commode, et comme il est rassurant de croire être toujours du bon côté...

Les démonstrations de solidarité qui inondent depuis hier les écrans, les espaces publics, les ondes et les journaux, derrière leur trompeuse spontanéité, résonnent étrangement comme une partition déjà jouée.

D’un côté les tenants de la liberté, de l’autre la barbarie qu’il s’agit de pourfendre avec la plus grande détermination : le duel manichéen qui nous est donné en spectacle a toutes les allures d’une croisade, avec cette fois-ci le journal Charlie Hebdo érigé en icône sacrée. Après l’exécution sommaire de 12 personnes dans les locaux de l’hebdomadaire jadis honni de la classe dirigeante, celle-ci fait désormais corps, tous bords confondus, autour de ce nouvel emblème de la liberté face auquel il n’y a d’alternative qu’entre la prosternation et l’hérésie.

Le précédent épisode, réunissant les mêmes protagonistes, s’était joué à la suite des attentats de New York en septembre 2001. Le rôle du Bien était alors campé par l’administration Bush, pieusement relayée par les médias occidentaux, à l’instar du journal Le Monde qui sonnait l’ordre de marche en France : « Nous sommes tous Américains ! ». L’issue est connue : la grande perdante de cette croisade pour la Liberté a été la liberté elle-même. Les guerres « contre le terrorisme », qu’un flux de compassion bien drainé a servi à légitimer, ont eu pour effet de soumettre encore davantage des populations du Moyen-Orient aux empires capitalistes occidentaux.

Pendant ce temps, à l’intérieur des pays occidentaux et ailleurs, les mêmes attentats, avec une peur du « péril islamique » soigneusement entretenue par les mêmes médias, ont conduit et conduisent encore à faire adopter des lois liberticides.

D’une part, celles-ci visent à réprimer la contestation de l’ordre économique et politique établi [1], si bien qu’au fur et à mesure de l’adoption de nouvelles lois dites « anti-terroristes », les actes de désobéissance susceptibles de tomber sous le chef d’accusation de « terrorisme » sont de plus en plus nombreux, ouvrant la voie à l’arbitraire et au terrorisme d’Etat [2]. Selon la législation européenne, il suffit pour cela de « menacer » de « contraindre indûment des pouvoirs publics ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque » (Convention du Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme, 16 mai 2005). Il y a deux mois, les députés français ont renforcé cet arsenal législatif en y ajoutant, au titre du délit d’« entreprise terroriste individuelle », le simple fait de « consulter habituellement un ou plusieurs services de communication au public en ligne provoquant directement à la commission d’actes de terrorisme ou en faisant l’apologie ».

D’autre part, un climat de suspicion généralisée s’est développé à l’encontre des personnes musulmanes, arabes ou perçues comme telles, venant renforcer un racisme hérité de la domination coloniale [3] [4]. En France tout particulièrement, cette persécution quotidienne a pris la dimension d’un racisme d’Etat, avec l’adoption de lois allant jusqu’à contraindre des femmes à se dévoiler si elles veulent travailler en contact avec « nos » enfants. [5]

De cette humiliation froide et organisée, Charlie Hebdo s’est fait une mission sacrée, enfonçant le clou à chaque fois que cela lui semblait drôle. Et on le sait, « Charlie » ne connaît pas de limite à l’humour [6]. Sous couvert d’une interprétation particulièrement perverse [7] de la « laïcité » et du droit à critiquer toutes les religions [8], le journal a laissé libre cours à ses penchants islamophobes. On y est par exemple invité à répondre à cette question hautement impertinente, qui contient sa propre réponse : « Les frites seront-elles bientôt toutes halal en Belgique ? Quelques barbus s’y activent, et combattent la démocratie qui leur permet d’exister ». [9] Brandir le spectre de l’islamisation des pays occidentaux, quel humour ! Cette désinhibation raciste, qui a cherché à se déguiser en subversion et en impertinence, a été en réalité facilitée dans le contexte d’une France sarkozyste aux relents pétainistes, dont le président a remercié le rédacteur en chef de l’hedomadaire pour sa loyauté en le propulsant à la tête d’une radio nationale. L’époque est depuis longtemps révolue où Charlie Hebdo était régulièrement soumis à la censure du pouvoir et pouvait de ce fait se présenter comme subversif et courageux. Il est aujourd’hui devenu l’ami des puissants, et au cri de « Je suis Charlie », c’est ce caniche des va-t-en-guerre qu’on essaie maintenant de nous présenter comme le dernier rempart contre la barbarie.

 

delahousse20150111
Laurent Delahousse : « parce qu'aujourd'hui tout le monde est dans la rue ! »
France2, Journal de 13h, 11 janvier 2015
retranscription disponible ici
(image et lien ajoutés le 13 janvier)

 

Il n’a probablement jamais existé de guerre qui n’ait eu son pendant idéologique servant à la justifier. Les médias ont aujourd’hui décuplé ce potentiel de justification de l’impérialisme, allant parfois jusqu’à envoyer leurs journalistes dans les rangs des soldats de leurs propres Etats, sous la protection de ces derniers, en camouflant cette propagande sous couvert d’information pour mieux la diffuser. La guerre des images et des mots est partie prenante de la guerre au sens large, même si elle ne se joue pas sur les champs de bataille. Les armées l’ont compris depuis longtemps : la violence des mots permet d’occulter la violence des actes, contribuant en cela à redoubler et à perpétuer cette violence. Il n’y a dès lors pas à être surpris du fait que des soldats du camp adverse puissent en venir à étendre leur champ d’intervention au-delà des seules cibles militaires, en visant notamment les infrastructures économiques et les réseaux de propagande médiatique . Toutes les armées le font, y compris et peut-être avant tout celles du camp du « Bien ». Réduire cet acte à une attaque contre la liberté d’expression, elle-même réduite à quelques caricatures de mauvais goût, c’est faire l’impasse sur le fait que nous avons affaire à un acte de guerre qui s’inscrit dans un processus bien plus complexe qu’une guerre du Bien contre le Mal. Pour arrêter ce processus, il faut abandonner les politiques impérialistes qui l’ont généré et l’alimentent d’une manière de plus en plus incontrôlable.

C’est malheureusement la voie inverse qui est privilégiée, et qui sous nos yeux annonce un avenir encore plus effrayant. Puisque tout est spectacle, on peut facilement juger de la valeur que les sociétés occidentales confèrent à la vie d’une personne, ou d’un groupe de personnes, en fonction de la couverture médiatique des morts provenant des camps respectifs. Pour ce qui est des conséquences directes et indirectes des attentats de New York, l’encre et les larmes qui ont coulé pour les victimes des deux tours sont en disproportion si flagrante avec la compassion médiatique et populaire qu’on reçue les victimes – civiles elles aussi et bien plus nombreuses – des guerres qui en ont résulté, que cela en est devenu obscène. Aujourd’hui, nous devrions verser encore plus de larmes, du fait que ce sont des journalistes, gardiens autoproclamés de la liberté, qui en sont les victimes. Dans l’échelle des valeurs qui prévaut ici et aujourd’hui, combien de milliers de fois la vie d’un journaliste occidental vaut-elle celle d’un habitant du Moyen-Orient, celle d’un Africain noyé dans la Méditerrannée, ou celle d’un « jeune des banlieues » abattu par la police ? Avant d’ajouter sa contribution au fleuve de larmes qui submerge nos consciences, il pourrait être bon de prendre quelques secondes pour se poser cette question.

Quelques secondes, c’est devenu déjà trop. D’aucuns, pour requérir encore plus de fermeté face à une barbarie fantasmée, n’hésiteront pas à nous resservir l’analogie nauséabonde avec Munich, comme cela a été fait en 2001. Il en irait ainsi du risque d’une capitulation de l’Occident face à un Islam prêt à l’envahir. Face à tant de bêtise et de méchanceté faites vertu, a-t-on encore le droit, de poser ces questions : Qui envahit qui ? Qui a ses armées aux frontières de qui ? Qui est massivement privé de sa liberté, et par qui ? Qui sont les premières victimes des djihadistes de l’Organisation de l’Etat islamique ? S’il s’agit bel et bien d’une guerre, nous n’avons pas affaire – et de loin – , à une guerre à armes égales. A-t-on autant de merde dans les yeux pour en arriver à ne même plus voir cela ?

Les torrents de larmes qui coulent aujourd’hui auront deux conséquences tout aussi certaines l’une que l’autre : Toute cette commisération servira d’une part à nous faire accepter les morts infligées au camp adverse, à redoubler l’islamophobie et ainsi à cautionner notre propre barbarie ; et d’autre part à nous aveugler sur la privation galopante de nos propres libertés, par ceux-là mêmes qui s’autoproclament chantres universels de la liberté. Quelques heures après les faits, Michel Onfray, philosophe « libertaire » masquant mal sa joie d’avoir « notre 11 septembre », appelait à « faire un certain nombre de choses pour qu’on puisse croire que la défense nationale n’a pas forcément besoin de nouveaux porte-avions, mais qu’il faut peut-être des services de renseignements, des agents secrets, de l’infiltration » (Tendance Ouest, 7 janvier). On ne compte déjà plus les interventions médiatiques qui surenchissent dans l’appel à la croisade. Le gouvernement français a pour sa part aussitôt annoncé des mesures anti-terroristes renforcées. Avant toute chose, cela signifie plus de persécutions policières pour ceux qui les subissent déjà, et plus de répression de la contestation. La guerre contre les pauvres [10] va elle aussi redoubler d’intensité, et les bancs grillagés d’Angoulème ne sont que le prélude à la terreur quotidienne qui attend les parias d’une société qui, pour se préserver de ses propres relents, s’en gargarisera d’autant plus à l’eau démocratique. Le délire compassionel vient renforcer une nouvelle fois le délire sécuritaire, et la panique autour de « l’invasion islamique » a pour principale fonction d’étouffer ce bruit de bottes [11].

Briser l’union sacrée qui se forme sous nos yeux sera une tâche des plus difficiles. En attendant, ces larmes de crocodile font le lit de l’impérialisme et du fascisme.

Christian Schiess


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[1] Mathieu Rigouste, L’ennemi intérieur. La généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine. La Découverte, 2011.

[2] Claude Guillon, La terrorisation démocratique. Editions Libertalia, 2009.

[3] Nacira Guénif-Souilamas, « De nouveaux ennemis intimes : le garçon arabe et la jeune fille beurette », in Nacira Guénif-Souilamas & Eric Macé, Les féministes et le garçon arabe. Editions de l’Aube, 2004.

[4] Abdellali Hajjat & Marwan Mohammed, Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman ». La Découverte, 2014.

[5] Pierre Tevanian, Le voile médiatique. Un faux débat : « l’affaire du foulard islamique ». Editions Raisons d’agir, 2005.

[6] Mona Chollet, « L’obscurantisme beauf. À propos du tête-à-queue idéologique de Charlie Hebdo » : http://lmsi.net/L-obscurantisme-beauf

[7] Christine Delphy & Raphaël Liogiër, « La résistible montée de l’intolérance. Nouvelle laïcité ou ordre moral ? ». La Croix, juillet 2013 : http://www.la-croix.com/Ethique/Sciences-humaines/Nouvelle-laicite-ou-ordre-moral-2013-07-04-982423

[8] Pierre Tevanian, La haine de la religion. Comment l’athéisme est devenu l’opium du peuple de gauche. La Découverte, 2013.

[9] Olivier Cyran, « "Charlie Hebdo", pas raciste ? Si vous le dites… » : http://www.article11.info/?Charlie-Hebdo-pas-raciste-Si-vous

[10] Loïc Wacquant, Punir les pauvres. Le nouveau gouvernement de l’insécurité sociale. Agone, 2004.

[11] Farid El Yamni, « Lettre ouverte à la mère de Rémi » : http://paris-luttes.info/lettre-ouverte-a-la-mere-de-remi