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Universités suisses : l’éducation est déjà une marchandise

Le double discours des autorités politiques et académiques face à la privatisation des services d’éducation par l’AGCS

mis en ligne le 23 février 2011

Ce texte a été publié initialement dans le journal étudiant Courants de l’Université de Genève, sous le titre : Un « service public » dans une université en voie de privatisation. Les enjeux internationaux de la nouvelle loi sur l’Université de Genève (numéro hors-série - spécial CDE #2 - 2008 : [pdf])

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Dans son article premier, la nouvelle loi sur l’Université de Genève stipule que « l’Université est un établissement de droit public ». L’article suivant garantit pour sa part que « l’Université est un service public ». Si l’on s’en tient à un cadre d’interprétation strictement juridique, il serait donc infondé de prétendre que cette nouvelle loi consacrerait une privatisation de l’Université. C’est pourtant bien ce qu’elle s’apprête à faire, en conférant à l’Université une « autonomie renforcée », et pour le démontrer il suffit de quitter un instant le carcan politico-juridique cantonal dans lequel a été élaboré ce texte de loi pour le restituer dans le contexte international dont il dépend largement.

La confiance et son contraire

La réforme légale proposée aux citoyen·ne·s genevois·e·s est présentée par les autorités politiques et universitaires, ainsi que par les médias, comme un moyen de « restaurer la confiance » suite à une soi-disant « crise » qui aurait affecté l’institution il y a deux ans. Rien n’est plus inexact. Rappelons avant toute chose que ladite crise s’est réduite en définitive à un cas unique d’irrégularité tombant sous le coup de la loi. La nouvelle loi non seulement n’offre aucune garantie que de telles irrégularités ne se reproduiront pas, mais elle n’apporte de surcroît aucune réponse à d’autres problèmes spécifiques à l’institution genevoise. Identifier ces problèmes et les aborder convenablement aurait nécessité du temps, de la volonté politique, un débat citoyen et une réelle implication de la communauté universitaire dans son ensemble.

Au-delà du discours public appelant à la restauration de la confiance, la mission véritable de la commission d’expert·e·s qui a été chargée de rédiger la nouvelle loi consistait à adapter l’Université de Genève à la nouvelle donne internationale, en la rendant plus compétitive et plus « autonome ». L’enjeu de cette loi était déjà clairement annoncé et explicité en 2005 [1], c’est-à-dire plus d’un an avant ladite crise, dans un communiqué de presse conjoint de la Conférence des recteurs des universités suisses (CRUS), de la Conférence suisse des hautes écoles spécialisées (CSEHS) et de la Conférence des hautes écoles pédagogiques (CSHEP). Dans ce document intitulé L’autonomie des hautes écoles suisses : la clé du succès [2], les responsables des hautes écoles n’hésitent pas à qualifier leur position de « profession de foi quasi unanime (sic) » en faveur de l’autonomie. Ils y regrettent que, jusque là, la « définition politique » du concept soit demeurée peu claire, ce qui aurait conduit souvent à l’oubli de cette notion fondamentale « au moment ou des instruments relevant de l’économie planifiée sont mis en œuvre ». Comment proposent-ils de définir politiquement le concept ? L’autonomie doit permettre aux hautes écoles d’affronter la compétition internationale pour s’assurer les meilleurs cerveaux. Pour ce faire, les hautes écoles doivent pouvoir « s’engager dans des coopérations avec d’autres hautes écoles afin d’améliorer leur qualité et leurs compétences et d’optimiser leurs investissements ». Toutefois, « les interventions étatiques en matière de coordination engendrent des déséquilibres – et donc des conditions non optimales pour affronter la concurrence – une baisse de la qualité et une augmentation des coûts ». On le voit, l’objectif est avant tout économique : il s’agit d’aligner les universités suisses sur le modèle de la concurrence entre les entreprises, ce qui implique une réduction du rôle de l’état, une réduction des coûts et un regroupement des universités s’accompagnant de la menace d’une disparition des plus petites d’entre elles. Ce dernier point est exprimé par l’actuel président de la CRUS : « Les institutions suisses prises séparément sont trop petites pour pouvoir résister seules à la concurrence internationale. Mais elles sont trop bonnes pour renoncer à leur diversité. (…) Ce processus va conduire à la formation de pôles d’excellence dans les différentes universités. D’autre part – c’est du moins ce que je suppose – la pression sur les petites universités va s’accentuer. » [3]

Pour les dirigeants du monde académique suisse, l’enjeu de l’autonomie des hautes écoles, tel qu’il leur est dicté par la logique du capital économique, revient à bénéficier d’un pouvoir et d’une marge de manœuvre accrues en tant que « pilotes » d’institutions appelées à être réformées dans le sens des intérêts privés. Cette autonomie des universités, présentée comme « nécessaire » car étant « un élément constitutif dans le paysage de la concurrence internationale entre hautes écoles » [4], serait par ailleurs « une condition indispensable pour assurer la qualité de l’enseignement et de la recherche dans l’enseignement supérieur ». Il est intéressant à cet égard d’observer que la situation de concurrence est présentée ici comme un état de fait, comme un « paysage » même, curieuse métaphore qui conduit à donner l’impression que cette concurrence serait en quelque sorte façonnée par la nature. Et face aux forces de la nature, c’est bien connu, l’être humain n’a que deux postures raisonnables : la crainte et la résignation. Il y aurait pourtant bien une autre stratégie possible : la résistance, mais cette option semble écartée d’emblée par ces thuriféraires de la compétitivité. Quant à savoir de quelle manière la concurrence serait la « condition indispensable » d’un enseignement et d’une recherche « de qualité », ou en quoi les interventions étatiques nuiraient à cette même qualité, nulle part la réponse n’est donnée dans le communiqué de presse. On l’attend toujours.

La concurrence est un projet politique

Présentée comme une fatalité, l’adaptation au rythme de la compétition mondiale des universités ne tombe pourtant pas du ciel. Par ailleurs, ce programme n’a rien d’original ni de spécifique au milieu universitaire suisse. Il s’agit bel et bien d’un projet politique et économique qui a été tout d’abord défendu par les milieux d’affaires internationaux pour être ensuite repris par les autorités publiques, puis enfin par les dirigeant·e·s des universités. L’objectif d’un tel projet est clair : il s’agit de transformer les systèmes d’éducation nationaux en un vaste « marché de l’éducation » transnational. Ce souci de rentabiliser une partie des services éducatifs, appelés à devenir des services commerciaux, transparaît dès le milieu des années 1980 dans les recommandations formulées aux Etats européens par la Table ronde européenne des industriels (ERT) [5], ainsi que dans des documents de travail produits par des organisations intergouvernementales comme l’OCDE [6] et l’OMC [7] (ex-Gatt).

La Suisse est partie intégrante de ce processus qui, depuis une vingtaine d’années, voit les systèmes nationaux d’éducation s’adapter progressivement aux besoins et aux revendications de l’économie marchande, les établissements d’enseignement supérieurs étant encouragés à entrer en concurrence entre eux. Cette adaptation, qui nous est présentée par les politicien·ne·s et les expert·e·s comme inéluctable (comme le sens du vent en quelque sorte), ne saurait pourtant se faire sans le concours actif des mêmes politicien·ne·s sans qui les lois ne peuvent être changées. En 1996 paraissait en Suisse un Livre Blanc intitulé Ayons le courage d’un nouveau départ. Un programme pour la relance de la politique économique de la Suisse. Il s’agissait alors de « redynamiser » l’économie suisse en général, et sa composante éducative en particulier. Ce document, dont les propositions étaient jugées osées, voire choquantes à l’époque, ressemble aujourd’hui à s’y méprendre aux programmes politiques adoptés par la quasi-totalité des partis. Trois de ses auteurs étaient également membres de la Table ronde européenne des industriels, lobby économique dont les recommandations en matière d’enseignement et de recherche revêtaient au même moment une influence cruciale sur la politique éducative de la Commission européenne [8]. L’un d’entre eux, David de Pury, était alors co-président du groupe ABB (Asea Brown Bovery), son nom restant aujourd’hui encore associé à ce Livre Blanc. Ce que l’on sait moins, c’est que deux ans plus tôt, le même David de Pury, coiffé cette fois d’une casquette de diplomate, était négociateur pour le compte de la Confédération auprès de l’OMC, au moment où la Suisse allait prendre des engagements illimités en matière de libéralisation des services privés d’éducation. Ce processus, tout comme celui de Bologne dont l’application à la Suisse a largement dépendu du rôle d’un agent-clé (le Secrétaire d’Etat Charles Kleiber), s’est déroulé essentiellement dans l’ombre et a échappé à tout contrôle démocratique alors même qu’il allait entraîner une restructuration en profondeur du système éducatif suisse.

Privé ou public ? Même les juristes ne s’y retrouvent pas

En 1994, lors des négociations d’adhésion à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), la Suisse faisait partie des six Etats qui se sont engagés à ouvrir sans aucune entrave leur marché privé de l’éducation à la concurrence internationale, et ce à tous les niveaux : primaire, secondaire et tertiaire [9]. Cela fait donc de la Suisse, à côté de l’Australie, de la Nouvelle Zélande, du Congo, du Lesotho, et de la Slovénie, l’une des meilleures élèves en matière de libéralisation des services privés d’éducation. Renouvelé dans le cadre de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS), cet engagement susceptible d’entraîner des conséquences importantes pour l’avenir de l’éducation en Suisse n’a fait l’objet d’aucun débat parlementaire aux chambres fédérales. Ce n’est qu’une décennie plus tard, en 2003, que les instances fédérales et cantonales chargées des politiques éducatives se sont inquiétées des effets potentiels de l’AGCS sur le système éducatif suisse.

Deux rapports d’expertise juridique ont été commandités par l’Office fédéral de l’éducation et de la science (OFES) et par la Conférence suisse des directeurs cantonaux de l’instruction publique (CDIP) pour tenter d’obtenir un état des lieux des engagements pris par la Suisse et de leurs conséquences. La réponse fournie par le professeur de droit Mathias-Charles Krafft laisse songeur : « Compte tenu de la complexité du GATS [AGCS] et des incertitudes qui subsistent au sujet de l’interprétation de plusieurs de ses dispositions, et notamment de l’article 1er, paragraphe 3, lettre b (« services fournis dans l’exercice du pouvoir gouvernemental »), le juriste ne peut que rencontrer des difficultés à donner des réponses claires et précises à la question posée concernant la signification et la portée des engagements pris par la Suisse dans le domaine de l’éducation. [10] »

L’incertitude qui prévaut quant aux effets de l’AGCS sur le système éducatif suisse tient principalement à l’ambigüité dans la définition de ce qui relève respectivement du service public ou des services privés. Ces accords couvrent en effet toutes les activités de services, exception faite des services fournis « dans l’exercice du pouvoir gouvernemental », autrement dit du service public. Il s’agit là d’une clause de souveraineté qui permet à chaque Etat de définir ce qui relève ou non du service public, et donc de restreindre le champ d’ouverture de son marché. Comme les engagements pris par la Suisse en 1994 en matière de libéralisation des services d’éducation se limitent aux services privés d’éducation, c’est logiquement sur les critères de distinction entre service privé et public que la Confédération a été appelée à rendre des comptes. En 2004, la CDIP et le Secrétariat d’Etat à l’Economie (SECO) clarifient conjointement ces critères qui sont au nombre trois et qui, de manière cumulative, permettent de définir un service public d’éducation [11] :

1. Le titre et/ou le curriculum sont définis par l’Etat dans le cadre de sa politique éducative. Ceci signifie que le titre décerné et/ou le curriculum proposé par l’institution, s’inscrivent dans la politique éducative du canton ou de la Confédération (réforme de Bologne, système des maturités fédérales, etc.). Ils sont définis directement par l’Etat lui-même (canton ou Confédération) ou par une institution qui en a reçu la délégation (par exemple une université cantonale).

Exemple :
Les programmes payants de MBA (Master of Business Administration) offerts par certaines universités ou HES ne correspondant pas au cursus universitaire régulier et dont les coûts sont presque entièrement couverts par la finance d’inscription très élevée demandée aux participants ne sont pas considérés comme un service public. Ils sont donc un service privé et comme tel soumis à la concurrence. Ils ne peuvent se prévaloir du caractère public de l’institution qui les offre (université cantonale ou HES) pour protéger « leur marché ».

2. Le service offert correspond à l’exécution d’un mandat public. Ceci signifie que le mandat est défini par la loi (base légale) et correspond à la politique éducative du canton ou de la Confédération. Dans ce sens, une simple autorisation d’ouvrir une « école » et de proposer un enseignement ne suffit pas. Il en va de même du simple octroi d’une subvention.

Exemples :
Un canton (p.ex. Uri) adopte une loi donnant l’autorisation à une université privée de s’établir sur son territoire, mais ne lui reconnaît aucun droit à des subventions publiques : cette situation ne correspond pas à la notion de mandat public puisque l’autorisation concernée ne s’intègre en rien dans la politique et les structures éducatives du canton. De même, l’accréditation par un organe public d’une université privée (ce sera prochainement le cas de plusieurs universités privées installées au Tessin, qui demanderont l’accréditation par l’organe national compétent) ne répond pas non plus à la notion d’exécution d’un mandat public. L’accréditation ne concerne que la certification de la qualité de l’enseignement délivré et ne signifie pas que l’Etat donne ainsi un mandat de produire un service éducatif dans le cadre de sa politique d’éducation/formation.

3. Le service offert correspond à un besoin. Ce besoin ne répond pas à la traditionnelle « clause de police ». Il correspond à la volonté politique de l’Etat en application des objectifs que celui-ci s’est fixés en matière d’éducation. Il peut dans certains cas être prévu par la loi (HES). Une formule interprétative permet de mieux comprendre encore le sens de ce besoin : l’Etat devrait-il mettre sur pied un tel service éducatif s’il n’était pas d’ores et déjà proposé par une institution (publique ou privée)?

Pour qualifier un service d’éducation de public, il faut donc que chacun des trois critères ci-dessus soient remplis. Si l’un d’entre eux fait défaut, alors on se trouve face à un service privé soumis aux conditions de l’AGCS. L’exemple fourni pour illustrer le premier de ces critères suffit à montrer que, selon la définition désormais officielle – et restrictive – du service public, les universités suisses fournissent à l’heure actuelle bon nombre de services d’éducation qui doivent être qualifiés de privés et qui tombent par conséquent sous le coup de la libéralisation en vue de laquelle s’est engagée la Suisse auprès de l’OMC. [12]

La loi prise à son propre piège

Lorsque la nouvelle loi sur l’Université de Genève, élaborée sous l’égide du Département de l’instruction publique, dispose que l’ « Université est un service public », elle se trouve donc en contradiction flagrante avec la définition du service public adoptée par le même Département (celui-ci étant membre de la CDIP). En effet, l’Université de Genève dispense actuellement déjà toute une série de formations qui ne relèvent clairement pas du premier critère cité plus haut et qui donc échappent à la définition officielle du service public. Le fait que la nouvelle loi mentionne par ailleurs que « l’Université est un établissement de droit public » ne change pas la donne, puisque pour l’OMC ce n’est pas la notion d’institution qui est pertinente, mais bien celle de service. C’est également la position officielle que défend la Suisse auprès de l’OMC : « Un même établissement peut fournir des services d’enseignement privé et des services d’enseignement public, quelle que soit sa forme, son statut ou sa structure [13] ».La CDIP l’a elle-même parfaitement reconnu : « A cet égard, il convient de rappeler que le GATS concerne la libéralisation des services et ne s’intéresse pas aux caractères des institutions qui produisent ces services [14] ». Les dispositions introductives de la nouvelle loi qui garantissent le caractère de service public de l’Université ont sans doute pour fonction de rassurer les citoyen·ne·s, mais elles ne sauraient pour autant écarter le risque d’une privatisation accrue de l’Université, la Suisse étant déjà engagée officiellement (ce qui ne veut pas dire démocratiquement) dans le processus de privatisation.

Les risques liés aux engagements pris par la Suisse dans le cadre de l’AGCS en vue de l’ouverture de son marché des services privés d’éducation sont bien réels. Il existe notamment dans le cadre de ces accords une « clause de non discrimination » qui oblige les Etats signataires à traiter sur une même base – non discriminatoire – deux ou plusieurs fournisseurs de services qui offrent des prestations de même nature, peu importe leur caractère public ou privé. Si par exemple la Confédération ou un canton (Genève en l’occurrence) subventionne une université dite publique qui délivre un MBA (voir l’exemple lié au critère no.1 ci-dessus), elle pourra être tenue de financer de la même manière un établissement étranger établi sur son territoire et délivrant un diplôme du même type, et ce en vertu des engagements illimités que quelques négociateurs ont pris en secret pour le compte de la Suisse dès 1994. Si l’Etat ne respecte pas cette clause de non-discrimination, il pourrait alors faire l’objet d’une plainte de la part de l’établissement privé en question et se voir contraint légalement de lui accorder les mêmes avantages qu’aux établissements dits publics qu’il subventionne. On voit ainsi tout le flou qui existe en pratique dans la distinction entre service public et services privés d’éducation, de même que l’on voit de quelle manière ce flou sert les intérêts privés défendus avec acharnement depuis une vingtaine d’années par les milieux d’affaires internationaux et suisses. [15]

Les risques d’une privatisation sont donc bien réels si l’on se place dans une perspective internationale, et la nouvelle loi sur l’Université de Genève, en réaffirmant le caractère public de l’institution, n’est pas en mesure de fournir des garanties contre un tel scénario. En outre, comme nous l’avons déjà vu, ces risques ont été clairement identifiés par les autorités cantonales en charge de l’éducation. En 2004, la Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP) émettait publiquement certaines craintes qui confortent celles évoquées plus haut : « (…) la Suisse n’a pas fait usage de la possibilité de formuler des conditions et des limitations au système de subventions en matière d’éducation. Elle pourrait donc se trouver dans la situation de devoir financer sur une base non discriminatoire tous les fournisseurs de services dans ce domaine. [16] » En 2002, la CDIP exprimait pour sa part son « profond désagrément » et sa « grave inquiétude » concernant les engagements pris par la Suisse :

« En effet, le GATS ne prévoit la réserve des services publics que dans le cas où ceux-ci n’ont aucun lien ni aucune incidence sur le secteur économique et commercial, c’est-à-dire dans la mesure où les services publics n’interfèrent pas dans le libre jeu de la concurrence. Or, il est évident que tant les Universités suisses, les Ecoles polytechniques fédérales et les HES ont des liens de plus en plus étroits avec le secteur économique et commercial. De tels liens sont d’ailleurs souvent encouragés par les lois fédérales concernées. Dans ces conditions, il est peu probable qu’au regard des règles du GATS l’enseignement supérieur en Suisse puisse être considéré comme un secteur public n’interférant pas dans le libre jeu de la concurrence. » [17]

Mandaté pour faire la lumière sur la portée des engagements pris par la Suisse et sur la validité de telles craintes, l’avis de droit cité plus haut conclut que celles-ci sont bel et bien fondées [18]. Ces mêmes craintes étaient également exprimées à ce moment par la CRUS, la Conférence des recteurs des universités suisses. Comment se fait-il dès lors que les autorités politiques et académiques qui, il y a quelques années, faisaient état publiquement de leur forte appréhension quant au risque de confusion entre services public et privés d’éducation, défendent aujourd’hui avec enthousiasme une loi qui brouille les cartes à la faveur des intérêts privés plus qu’elle n’apporte de garanties contre la privatisation rampante ? La réponse à cette question ne saurait être fournie ici [19] et il appartient aux autorités en question de rendre compte de leur revirement ou, du moins, de leur inconsistance. En effet, l’incohérence est double : d’une part lorsque la CDIP, conjointement avec le SECO, adopte les critères qui permettront de définir un service public d’éducation, elle le fait d’une manière très restrictive (voir plus haut) qui, plutôt que de dissiper les craintes qu’elle a elle-même formulées au préalable, les renforce. D’autre part le DIP du canton de Genève, membre de la CDIP, défend aujourd’hui une loi qui est en contradiction manifeste avec les critères qu’il avait lui-même contribué à définir.

Une « autonomie » qui renforce la dépendance aux intérêts privés

Concrètement, en matière de libéralisation, que changerait la nouvelle loi genevoise si elle était acceptée en votation ? Certes, le processus d’alignement de l’enseignement et de la recherche supérieurs sur les intérêts privés n’a pas attendu ce texte de loi pour s’enclencher. Cependant, deux craintes méritent d’être prises au sérieux quant au surcroît de libéralisation qui résulterait de cette loi.

Premièrement, plusieurs articles de la loi contribuent à rendre encore plus floue la distinction entre la nature publique ou privée des services d’éducation et de recherche fournis par l’Université de Genève. C’est le cas notamment de l’article 16 qui prévoit que « les étudiantes et étudiants suivant une formation avancée à caractère professionnalisant peuvent être appelés à participer au coût de celle-ci » (alinéa 4), et que celles et ceux « suivant une formation continue participent au coût de celle-ci » (alinéa 5). Ces dispositions font directement écho au premier exemple donné par la CDIP (voir plus haut) pour illustrer le premier critère cumulatif permettant de définir un service public, critère auquel ces deux alinéas dérogent manifestement. C’est le cas également de l’article 15 qui, au titre de la propriété intellectuelle, donne la possibilité à l’Université de déterminer « les modalités de la cession éventuelle aux intéressés des droits de propriété intellectuelle » ainsi que « la participation des personnes concernées aux revenus nets générés par la valorisation de leurs recherches » (alinéa 4). Cette mesure figure précisément parmi celles qui sont défendues de longue date, et avec acharnement, par les entreprises européennes et par l’OCDE en vue de transformer les chercheur·e·s universitaires en petit·e·s entrepreneur·e·s privé·e·s susceptibles de contracter des arrangements avec des firmes commerciales, et avec pour effet de privatiser les bénéfices d’une partie de la recherche financée par des subventions publiques. On le voit ici encore, ce flou entre ce qui relève du public et du privé, ajouté à la définition restrictive du service public d’éducation adoptée par nos autorités, est appelé à jouer avant tout en faveur des intérêts privés. Par ailleurs, au vu de ce qui précède, la loi qui est proposée aux citoyen·ne·s se trouve en violation manifeste des critères de définition du service public retenus officiellement.

Deuxièmement, c’est le statut d’ « autonomie » renforcée prévu par la nouvelle loi qui est porteur d’un risque de surcroît de privatisation de l’Université de Genève. Placée sous la direction d’un rectorat aux pouvoirs élargis, elle se trouve par ailleurs incitée à « recherche[r] activement des sources de financements complémentaires », notamment privés (art.20, al.2). C’est donc un alignement de l’Université sur un mode de gestion inspiré des entreprises privées que prévoit cette nouvelle « loi-cadre », réduite au minimum pour laisser une marge de manœuvre aussi large que possible à ses instances dirigeantes. Une telle mesure, même si elle s’accompagne de la garantie que « l’Université est un service public » (ce qui constitue une contradiction dans les termes selon la définition adoptée par le DIP lui-même), aura pour effet de transformer l’Université en un organisme encore plus distinct de l’Etat, et par conséquent de le faire échapper avec encore plus de certitude à la catégorie des « services fournis dans l’exercice du pouvoir gouvernemental ». Cette crainte, tout comme les précédentes, est bel et bien fondée, et pour s’en convaincre il suffit de lire ce document de travail élaboré par une commission de l’OMC en préparation du sommet de Seattle de 1998, faisant état des bonnes pratiques répertoriées à travers le monde en matière de réformes légales des universités :

Plusieurs pays d’Europe ont remplacé la réglementation détaillée du fonctionnement des universités par de nouvelles “lois cadres” qui indiquent les buts mais permettent aux établissements de définir leurs propres moyens d’y parvenir. Au lieu de présenter des budgets détaillés à suivre, certains gouvernements fournissent un soutien financier sous forme d’une allocation forfaitaire que les universités dépensent comme elles le jugent bon. Ces réformes offrent aux établissements une plus grande autonomie en termes de droit de créer ou de fermer des facultés ou des départements, ou de mettre en place des structures et des programmes interdisciplinaires jugés plus en accord avec les nouvelles tendances des affaires, de la science et de la société. Les conséquences de cette modification du système de contrôle sont notamment les suivantes: diminution des allocations de fonds publics, accroissement de la concurrence et réforme des établissements en vue de réduire les coûts et d’accroître les recettes. Les établissements ont ainsi été amenés à s’efforcer d’attirer un plus grand nombre de personnes qui paient leurs études, y compris des étrangers. [20]

Pour quiconque connaissant le contexte qui a présidé à l’adoption de la nouvelle loi de l’Université de Genève, la teneur de ce paragraphe est frappante de similitude avec les discours tenus par les autorités politiques et académiques pour justifier cette réforme légale. L’ « autonomie » de l’Université, qui nous a été présentée comme un moyen de restaurer la confiance face à une crise datée et localisée, apparaît, à condition de prendre le recul analytique qui s’impose par rapport à la situation genevoise, comme la condition internationale de possibilité d’une plus grande perméabilité aux marchés et d’une « réactivité » à leur volatilité croissante. Bien sûr, les défenseurs de la loi se réfèrent à ce contexte international lorsqu’ils répètent à qui veut bien l’entendre que l’université doit s’adapter à l’impératif global de compétitivité, à défaut de voir sa « survie » menacée. Mais en présentant cette adaptation comme une nécessité qui découle de la fatalité, du sens de l’histoire ou du bon sens tout court, ces arguments qui n’en sont pas ont pour effet de soustraire la compétitivité du domaine du politique, comme s’il s’agissait de simple logique. Pourtant, la conséquence proprement politique de cette attitude dépolitisante est de ratifier l’état des rapports de force que les milieux des affaires sont parvenus à imposer à ce jour. La ligne d’argumentation des défenseurs de la nouvelle loi repose dès lors sur deux piliers : l’appel à la confiance (censée être restaurée à la suite de la « crise ») et le conformisme (« il faut s’adapter »). La perspective d’un véritable choix étant écartée d’entrée de jeu, la nouvelle loi sur l’Université peut ainsi se placer hors du domaine de la politique, ce qui est le comble de la malhonnêteté s’agissant d’une loi.

Ce qui est le plus frappant, en définitive, c’est de constater qu’une loi censée donner plus d’autonomie à l’Université de Genève soit rédigée et défendue par des personnes disposant d’une si faible autonomie discursive et intellectuelle, se contentant de servir comme remède à une « crise » qu’ils ont eux-mêmes porté à l’existence une panacée universelle, et se donnant des airs de modernité et d’innovation tout en puisant misérablement dans le réservoir de solutions toutes prêtes élaborées par des entreprises et des organisations internationales soucieuses de défendre avant tout leurs intérêts commerciaux.

Qu’est-ce donc qu’un « service public » garanti par la loi mais fourni par une institution en voie de privatisation ? Pour l’Organisation Mondiale du Commerce, pour la Suisse qui s’est engagée à libéraliser son marché de l’éducation, et pour le Département de l’instruction publique qui défend la nouvelle loi sur l’Université de Genève, la réponse est très claire : c’est un produit commercial.

Christian Schiess
Julie Franck

octobre 2008




[1] Cette loi s’incrit plus largement dans un contexte international de réformes de l’éducation. Pour la Suisse, voir en particulier : Alternative Solidaire (collectif), Quand le marché fait école. La redéfinition néo-libérale du système de formation suisse. Enjeux, conséquences et ripostes. Lausanne: éditions d’en bas, 1996

[2] L’autonomie des hautes écoles suisses : la clé du succès. Communiqué de presse du 21 avril 2005

[3] Antonio Loprieno, CRUS, Newsletter no.1, mai 2008

[4] souligné dans le communiqué de presse

[5] Gérard de Sélys, « L’école, grand marché du XXIe siècle », Le Monde Diplomatique, juin 1998

[6] Pierre Milot, « La reconfiguration des universités selon l’OCDE », Actes de la recherche en sciences sociales, no.148, 2003, pp.68-73

[7] Christian Laval & Louis Weber (coord.), Le nouvel ordre éducatif mondial. OMC, Banque mondiale, OCDE, Commission européenne. Paris: Syllepse, 2002
Nico Hirtt, Les nouveaux maîtres de l’école. L’enseignement européen sous la coupe des marchés. Bruxelles: Aden, rééd. 2005

[8] Gérard de Sélys, op.cit.

[9] Office fédéral de l’éducation et de la science, Les effets de l’AGCS sur le système éducatif suisse, Avant-propos, Berne, 2003 [pdf]

[10] Mathias-Charles Krafft, Les effets et la portée des engagements pris par la Suisse dans le cadre du GATS sur le système de l’éducation suisse, Rapport rédigé à l’attention du Département fédéral de l’intérieur et de la Conférence suisse des directeurs cantonaux de l’instruction publique, Berne, février 2003

[11] Conférence suisse des directeurs cantonaux de l’instruction publique, GATS: critères de distinction entre service public et service privé d’éducation : prise de connaissance et approbation. Décision de l’Assemblée plénière du 29 octobre 2004 [pdf]

[12] Ces critères ont été repris dans la communication officielle adressée par la délégation suisse à l’OMC, le 18 mars 2005 : Les services d’éducation et l’AGCS : l’expérience de la Suisse. On peut y lire ceci : « (…) selon les trois critères exposés plus haut, un établissement public peut être accrédité, il peut bénéficier ou non d’un financement public pour tel ou tel service d’éducation et il peut fournir des services d’enseignement supérieur privé (partie du groupe 923 de la CPC). En pareil cas, et conformément aux engagements spécifiques qui ont été pris, le traitement national s’applique aussi pour certains services d’éducation fournis par un établissement d’enseignement public. »

[13] ibid.

[14] Conférence suisse des directeurs cantonaux de l’instruction publique, GATS: critères de distinction entre service public et service privé d’éducation : prise de connaissance et approbation. Décision de l’Assemblée plénière du 29 octobre 2004 [pdf] (en gras dans le texte original)

[15] La comparaison peut être faite avec l’initiative fédérale qui se prépare actuellement pour réclamer le « libre choix » de l’établissement scolaire par les parents d’élèves, ce qui est une manière détournée de faire subventionner des entreprises (écoles) privées par l’Etat.

[16] Bulletin de la CIIP no.14, mars 2004 [pdf]

[17] Conférence suisse des directeurs cantonaux de l’instruction publique, Lettre au Conseil fédéral du 9 juillet 2002, citée in Mathias-Charles Krafft, op.cit.

[18] Mathias-Charles Krafft, op.cit.

[19] Pour des réponses à cette question, on pourra se référer utilement à :
Olivier Longchamp & Yves Steiner, « Bologne, et après ? Essai d’histoire immédiate des réformes universitaires récentes », Revue Traverse no.3, 2008, pp. 125-144

[20] Services d’éducation, Document de travail de l’Organisation Mondiale du Commerce (S/C/W/49), Conseil du commerce des services, 23 septembre 1998