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Promouvoir l’égalité dans la compétition et la précarité

mis en ligne le 17 novembre 2014

Ce texte, paru initialement le 16 novembre 2008 sur unige-info.ch, est une réponse à un autre article publié sur le même site à propos d’une nouvelle mesure proposée par l’Université de Genève afin d’alléger la charge de travail, en termes de nombre de publications requises, des collaboratrices ayant la charge d’enfants. L’auteur (anonyme) s’étonnait du fait qu’une telle mesure ne soit destinée qu’aux femmes et se demandait s’il ne s’agit pas là d’une injustice faite aux hommes.

Cet article, s’il soulève un problème intéressant qui mériterait d’être débattu plus largement, repose cependant sur une analyse erronée. Pour justifier son point de vue selon lequel certaines mesures en faveur de l’égalité entre les sexes à l’Université seraient une injustice faite aux hommes, l’auteur affirme que pères et mères partageraient aujourd’hui de manière harmonieuse les tâches ménagères et celles liées à l’éducation des enfants. Comme beaucoup d’autres sans doute, j’aimerais moi aussi vivre dans un tel monde égalitaire, mais le fait est qu’il n’en est rien. Selon un rapport de l’Office fédéral de la statistique qui vient d’être publié, « sur dix femmes qui vivent dans un ménage comptant des enfants de moins de 15 ans, environ huit assument seules la responsabilité du travail domestique », les femmes déclarant en moyenne y consacrer 77% de temps de plus que les hommes. Certaines enquêtes font état d’une disproportion encore plus grande. En France, les enquêtes sur l’emploi du temps menées par l’INSEE ont montré qu’entre 1986 et 1999, les hommes n’ont augmenté leur participation au travail domestique que de deux minutes quotidiennes. Il faut en outre rappeler que le travail dont il est question ici a la particularité de ne pas être rémunéré. Par ailleurs, plusieurs enquêtes sociologiques montrent que l’arrivée d’enfants dans le couple a un effet pénalisant sur le parcours professionnel des femmes alors qu’elle favorise la carrière des hommes.

Passant outre ces données empiriques, l’auteur opère une réduction de l’ordre de la réalité à celui des « valeurs », comme il l’écrit. En effet, si la représentation commune – et valorisée – des « nouveaux pères » nous renseigne sur quelque chose, c’est moins sur leur participation réelle aux tâches domestiques que sur la propension des hommes à obtenir davantage de reconnaissance et de prestige que les femmes pour leurs activités, même lorsque celles-ci sont moindres. L’effet réel d’une telle représentation est par conséquent de masquer la persistance des inégalités en donnant à croire qu’elles ont disparu. Et lorsqu’un groupe discriminé (les femmes en l’occurrence) voit ses discriminations reconnues et que des mesures politiques ou institutionnelles sont prises pour tenter d’y remédier, il se trouve toujours des individus pour dénoncer cela comme une discrimination à l’encontre du groupe dominant. C’est un argument réactionnaire classique.

Il ne s’agit pas ici de défendre le point de vue selon lequel toutes les mesures en faveur de l’égalité seraient bonnes du simple fait qu’elles affichent l’ambition de réparer une injustice. Au contraire, il convient d’être tout particulièrement vigilant·e à leur égard, car bon nombre d’entre elles ont des effets contre-productifs pouvant conduire à renforcer les stéréotypes genrés, lorsqu’elles ne sont pas tout simplement sexistes. La vigilance s’impose d’autant plus que ces mesures sont à peu près toujours édictées par le haut, c’est-à-dire depuis les lieux de pouvoir occupés précisément par les membres du groupe dominant qui ont un intérêt objectif au statu quo. Le bureau des questions féminines de l’Université de Genève n’échappe pas à cette règle, dans la mesure où il est placé sous le contrôle direct du rectorat et que la quasi-totalité des mesures qu’il met en œuvre s’adressent aux seules femmes. Or, comment peut-on imaginer un changement vers plus d’égalité si un seul des groupes est appelé à infléchir son comportement ? Cela peut bel et bien conduire à des aberrations du type de celle que dénonce l’auteur de l’article, comme lorsqu’on interdit aux collaborateurs (hommes) que leurs enfants puissent bénéficier d’une place dans la crèche de l’Université, ou lorsque l’EPFL cherche à attirer les collégiennes en vantant les charmes physiques des étudiants mâles. On pourrait ainsi multiplier les exemples des « effets pervers » (à supposer qu’ils soient non voulus) des politiques d’égalité.

Cependant, si l’auteur de l’article se trompe de cible dans sa critique, c’est qu’il omet de prendre en considération un paramètre central : le fait que les mesures en faveur de l’égalité incitent les femmes à ajuster leurs pratiques scientifiques à un modèle de carrière qui a été prévu par et pour des hommes. Or, c’est ce même modèle, celui d’une carrière linéaire entièrement consacrée à l’activité professionnelle, qui tend aujourd’hui à être renforcé par les restructurations du monde académique : injonction croissante à la productivité scientifique, concurrence accrue entre les chercheur·e·s et les enseignant·e·s, mesure quantitative de l’« excellence », etc. Les femmes universitaires doivent tout particulièrement supporter les contradictions de ce type de pressions, puisqu’elles sont tout à la fois encouragées à « concilier » les activités académiques et familiales, et à « doper leurs carrières ». Ce slogan est tiré d’une affiche de promotion d’une mesure destinée aux « boursières d’excellence », ces dernières ayant la chance, si l’on ose dire, de pouvoir disposer d’un poste spécial de maître-assistante pour une durée de trois ans non-renouvelables, censé leur permettre de publier davantage. Dans ce cas, promouvoir l’égalité revient à ajouter un poste précaire de plus à la liste de ceux que les femmes occupent déjà en majorité à l’Université. De plus, à ma connaissance, aucune enquête à ce jour n’indique que les femmes publieraient significativement moins que les hommes, et ce malgré les contraintes de temps spécifiques qui pèsent sur elles. A quoi bon donc tout ce déploiement d’énergie institutionnelle ? La question mérite sans doute d’être posée, même si cela fait courir le risque que certain·e·s en tirent prétexte pour vouloir en finir une fois pour toutes avec les mesures en faveur de l’égalité. Poser cette question, qui n’est certes pas agréable à entendre, peut pourtant contribuer à renforcer ces mesures en s’assurant qu’elles n’ont pas pour fonction de « tout changer pour que rien ne change », selon la formule du Comte de Lampedusa. Les opérations les plus spectaculaires et les plus coûteuses ne sont en effet pas nécessairement les plus fécondes pour les personnes à qui elles s’adressent.

S’agissant de la mesure institutionnelle incriminée par l’auteur, qui consisterait à établir l’équation « une publication = un enfant », si elle est assurément scandaleuse, ce n’est pas parce qu’elle est réservée aux seules femmes, mais bien parce qu’il est en soi stupide de vouloir convertir un nombre de publications en étalon-enfants, tout comme c’est le cas pour les pommes et les poires. Par ailleurs, au delà du bien-fondé ou non d’une telle mesure, l’idée même de chiffrer le nombre de publications comme nous sommes amené·e·s à le faire a quelque chose d’aberrant qui consiste à penser que la valeur du travail scientifique d’une personne puisse se mesurer en termes quantitatifs. Ce qui est grave en définitive, et qui mériterait d’être analysé plus en profondeur, c’est qu’on en soit arrivé à croire dans le bien-fondé de la stratégie qui, pour « construire un dossier académique en béton », comme l’écrit l’auteur de l’article, consiste à multiplier de manière insensée le nombre de ses publications, parfois nécessairement au détriment de leur qualité.

Si l’on voulait trouver un exemple par excellence de cette idéologie aberrante de l’excellence, il suffit d’ouvrir la Tribune de Genève du 4 novembre dernier où sont interrogées deux personnes impliquées dans la promotion de l’égalité à l’Université. Il y est question des obstacles aux carrières des femmes dont un des défauts présumés est qu’elles « ne savent guère se mettre en avant ». Par ailleurs, le fait qu’elles tendent à consacrer relativement plus de temps à l’enseignement et à l’encadrement des étudiant·e·s que les hommes (ce fait est attesté par différentes enquêtes) y est explicitement présenté comme un « handicap » qu’elles se doivent de surmonter en se consacrant davantage à la recherche et aux publications. L’enseignement y est même présenté comme « une tâche administrative » qui entrave les carrières des femmes : « Cela leur joue des tours car cela les éloigne de la recherche », peut-on lire. Dans un contexte de manque chronique d’encadrement des étudiant·e·s, ces dernières apprécieront à sa juste valeur un tel jugement. Et dans cette fuite en avant, sans doute peu d’entre elles tireront leur épingle du jeu une fois lancées dans une carrière académique. Ce qui est certain en revanche, c’est qu’une telle stratégie de dévalorisation de l’enseignement, si elle se poursuit, viendra logiquement à bout de ce qui reste de la mission formatrice de l’Université. Et lorsqu’il est encore question d’enseignement et de formation, l’accent est mis avant tout sur la formation continue (pour les entreprises) et sur l’acquisition des « compétences-clés » censées favoriser l’« employabilité » des étudiant·e·s (sur le marché du travail). Dans cette perspective, la formation à la compréhension générale du monde et à l’esprit critique est passée par pertes et profits. Il est tout à fait significatif à cet égard que dans le plan stratégique du rectorat de l’Université, Une vision pour 2020, il soit prévu d’évaluer la progression de l’égalité des sexes en fonction d’un indicateur portant sur le taux d’emploi une année après la fin des études : Les femmes se trouvent ainsi mobilisées en première ligne pour accomplir cette triste vision utilitariste du savoir à laquelle nous voici toutes et tous exhorté·e·s à nous adapter. Si l’on songe au fait que l’accès massif des femmes dans les universités, voici quelques décennies, s’était accompagné du projet féministe d’une émancipation par la connaissance pour le plus grand nombre, il est difficile d’imaginer plus parfait détournement de l’idéal égalitaire.

La question de l’égalité s’est posée à l’université lorsque des groupes qui en étaient exclus, ou qui s’y trouvaient marginalisés, y ont accédé en nombre croissant depuis les années 1960. Une réponse démocratique et moderne à cette « démocratisation des études » aurait consisté à doter les universités des moyens nécessaires à une formation et un encadrement de qualité, ceci afin de garantir à chacun·e le libre choix de ses études et la possiblité d’un développement intellectuel qui réponde à ses aspirations personnelles. Plutôt que cela, la politique choisie (à droite comme à gauche) a consisté à lancer délibérément les universités dans une compétition généralisée, avec pour double effet d’éliminer les filières les moins rentables (ou du moins d’en décourager l’accès à celles et ceux qui n’en ont pas les moyens), et de sélectionner les individus les plus « performants » au sens strictement économique du terme, cela tout en culpabilisant les universités face à une situation de sous-emploi dont elles ne sont pas responsables. Surgissent alors des mots comme « Qualité » qui, affublés d’une majuscule et répétés jusqu’à l’indigestion, en viennent peu à peu à signifier exactement le contraire de ce que le bon sens y comprend ordinairement. Dans cette compétition faite vertu, chaque établissement en est réduit à vouloir devancer l’autre dans des classements internationaux vides de sens, chaque enseignant·e/chercheur·e étant pour sa part encouragé·e à publier davantage que ses collègues et à multiplier les recherches avec des impératifs qui, de plus en plus souvent, n’ont rien à voir avec ceux de la recherche elle-même. L’enjeu, parfaitement exprimé par les milieux industriels internationaux, est de redéfinir le rôle des universités en fonction de leurs propres intérêts, en faisant advenir une « société de la connaissance » où l’accumulation du savoir est censée être un gage de « survie » économique, comme on le dit élégamment.

Promouvoir l’égalité dans ce contexte, plutôt que de permettre à chacun·e de travailler dans des conditions décentes, revient essentiellement à gérer la précarité. En effet, la compétition généralisée à l’intérieur de l’université vient renforcer la structure linéaire et masculine de la carrière académique. Dans la configuration idéologique dont sont tributaires les programmes destinés à favoriser les carrières des femmes, il n’y a pas de salut en dehors de la voie royale qui conduit à la fonction professorale. Si ces mesures commencent à avoir un certain succès, il demeure que les quelques professeures bénéficiant de leurs effets positifs ne seront jamais que des arbres qui cachent la forêt, des séquoia qui contribuent à invisibiliser la sous-végétation (voire à l’étouffer). Or, au sein du corps intermédiaire de l’Université de Genève, les femmes se trouvent d’autant plus exposées à cette précarité en raison des discriminations spécifiques dont elles font l’objet dans la société (en 2008 encore) et dans l’Université où le sexisme ordinaire est monnaie courante (au 21e siècle encore). Il paraît donc légitime de se demander si les politiques menées au nom de l’égalité, tout aveuglées qu’elles sont par les lumières venant du haut et par la course au statut de professeur·e, n’ont pas pour fonction de légitimer la hiérarchie existante et de favoriser le statu quo.

En définitive, la communauté universitaire a-t-elle quelque chose à gagner dans cette compétition ? On peut en douter. Ce que l’on peut comprendre en revanche, c’est que cette injonction à la compétitivité soit vécue par le plus grand nombre comme une impuissance face à « une société en pleine mutation où l’ensemble des repères et des valeur traditionnels sont en complète rupture », toujours selon les mots de l’auteur de l’article. De là à exprimer ce sentiment sous la forme d’un ressentiment retourné contre les groupes les plus exposés aux injustices, il n’y a qu’un pas qui est malheureusement souvent franchi. Les « mutations » dont il s’agit ici, loin d’être une expression de la fatalité, sont le résultat de politiques délibérément mises œuvre par les milieux économiques, politiques, puis académiques. S’en prendre aux mesures de discrimination positive visant à corriger des inégalités de fait, tout en y dénonçant une soi-disant injustice faite aux hommes, c’est, à coup sûr, se tromper d’ennemi.

Christian Schiess