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Promotion des carrières féminines à l’université

Quels outils ?

Une version brève de cet article est parue dans l’émilie, no.1502, mai 2006

Les stéréotypes de sexe sont tenaces. Même à vouloir les combattre, on s’y fait piéger. Ainsi, les mesures pour promouvoir l’égalité des sexes à l’université, si nécessaires soient-elles, n’échappent pas à certains effets pervers. Deux exemples emblématiques.

En décembre 2005, l’EPFL lançait une compagne visant à promouvoir les branches scientifiques et techniques auprès des adolescentes. Le matériel produit se décline en plusieurs supports graphiquement très attractifs (cartes postales, portfolio, bandes dessinées), mais le contenu se révèle plutôt inégal.

Le portfolio Les sciences, ça m’intéresse ! emporte l’adhésion : les fiches présentent des jeunes filles concevant des projets divers dont on perçoit tout de suite l’utilité concrète (des maisons intelligentes et écologiques, des logiciels pour choisir les meilleures vacances, des substances pour remplacer la peau des grands brûlés, des robots pour évaluer les dommages d’une catastrophe naturelle). A travers une série de portraits, des professionnelles des sciences et des techniques évoquent leurs souvenirs de fillette curieuse, leur métier captivant, les avantages qu’il procure en termes de contacts, de découvertes, de valorisation de soi. Bref, des femmes engagées, sûres de leurs compétences, passionnées d’apprendre et de créer.

En revanche, une image consternante des (futures) étudiantes de l’EPFL se dégage de la brochure Clic... sur ton futur ! Si l’on en croit les scénarios proposés par les cinq bédéastes invité·e·s, le premier souci d’une jeune fille visitant l’EPFL est celui du look approprié : tenue gothique, skateuse ou punkette, le choix est crucial ! Si les filles choisissent d’étudier à l’EPFL, c’est que les garçons y sont « super craquants » et qu’on y organise « des fêtes d’enfer ». On imagine le tollé, si une brochure incitait les garçons à étudier dans une haute école de santé en vantant les charmes des futures infirmières ! Et si une fille étudie les sciences, c’est encore et toujours pour venir en aide aux plus faibles, alors que les garçons travaillent sur des projets très variés Dans le scénario le plus affligeant, une pin-up moulée dans un collant sexy passe sa journée à folâtrer dans les bois de Dorigny, à fréquenter le cinéma et la cafeteria, où un beau Black tout en muscles lui propose « un coup de main pour ses calculs ». Pendant ce temps, son ordinateur travaille tout seul sous la surveillance de son gentil toutou enrubanné, qui se verra récompensé par un gros bisou ; et plus encore, puisque sa maîtresse concocte un logiciel pour lui permettre parler, qu’elle sache enfin « tout ce qu’il a sur le cœur ». A noter que le scénario présentant l’image la plus positive des femmes scientifiques se trouve desservi par un dessin vieillot et une surabondance de texte.

On comprend le souci de coller aux préoccupations du public cible. Mais même en supposant que les pré-adolescentes n’ont en tête que le look et à la drague, on pourrait imaginer les péripéties cocasses d’une étudiante aux prises avec la mise au point d’un tissu aux vertus relaxantes ou d’un logiciel d’analyse des émotions. L’essentiel étant que des filles actives et créatives soient le moteur de l’histoire, afin de permettre aux jeunes lectrices de s’y identifier et de se projeter dans une telle carrière.

Lorsque les actions en faveur de l’égalité s’adressent non plus aux adolescentes, mais aux universitaires elles-mêmes, il n’est pas rare d’y retrouver le même type de préjugés, certes exprimés de manière plus subtile. Ainsi, les mesures édictées dans le but de favoriser les carrières académiques des femmes obéissent-elles le plus souvent à une définition masculine de la carrière. Il suffirait ainsi aux femmes de s’adapter aux critères et aux règles du jeu universitaire pour s’y faire leur juste place. La question des obstacles structurels à leur accession aux postes hiérarchiques n’est presque jamais posée, et c’est donc à leurs seules stratégies individuelles et à leur « courage » qu’il est fait appel.

Un cycle de conférences mis en place à cette fin par l’Université de Genève en fournit un exemple instructif. Intitulé « Carrière académique et projet de vie », cette manifestation est officiellement présentée par le rectorat comme l’un des moyens mis en œuvre pour pallier le manque de relève féminine[1]. Il se trouve pourtant qu’une seule des 14 conférences prévoit explicitement dans son titre la question de l’inégalité d’accès aux carrières selon le sexe. Interpellée sur ce point dans le forum intranet de l’université, l’initiatrice et responsable de ces conférences défend son choix en arguant que son objectif n’est pas de faire « disparaître aujourd’hui nos collègues masculins de cette université à laquelle nous aspirons pour le futur » (sic). Tout comme la disparition programmée du chromosome Y que nous annonce un généticien, ou la relégation des hommes au « musée de l’homme » déplorée par un journaliste-essayiste français, l’homo academicus serait donc en voie d’extinction. C’est là un argument masculiniste classique.

Les mesures en faveur des carrières féminines se concentrent exclusivement sur la situation des femmes. Or, peut-on imaginer des mesures efficaces en faveur de l’égalité entre deux groupes sociaux qui ne remettent pas un tant soi peu en cause les avantages du groupe qui occupe une position privilégiée, en l’occurrence les hommes professeurs (87% des postes de professeurs à l’Université de Genève sont détenus par des hommes) ? Ce qui est implicitement sous-entendu par un tel postulat est donc que le problème de l’inégalité d’accès aux carrières universitaires est uniquement celui des femmes et que c’est à elles de s’adapter à un mode de fonctionnement qui, lui, ne fait l’objet d’aucune remise en cause. Selon ce point de vue, c’est en définitive parce qu’elles ne seraient pas assez débrouillardes, voire pas assez compétentes ou, pour parler moderne, pas assez « performantes », que leurs parcours universitaires se trouvent entravés. Voici donc les stéréotypes qui peuvent être reproduits par les personnes mêmes dont la mission est de les dépasser.

Ce qui n’est pas questionné dans de telles mesures, c’est bien la définition masculine de la carrière académique, cette vision romantique d’un savoir auquel il faut consacrer tout son temps et son énergie, par un amour de la science qui serait un gage de désintéressement et donc d’objectivité. C’est ainsi que des chercheuses s’entendront dire par leurs « mentors » que pour réussir il leur faudra travailler douze heures par jour sans compter. Comme ailleurs dans le monde du travail professionnel, on sait ce que cela signifie lorsque les femmes effectuent 80% du travail domestique non rémunéré. Ces injonctions managériales tendent à imposer un rendement quantitatif face auquel la qualité du travail semble prendre le second rang. Quant aux hommes, une telle définition de la carrière scientifique sous-entend que ceux qui sont en place le seraient nécessairement en fonction de leurs seules compétences, ce qui serait connu depuis longtemps si cela était vraiment le cas. Ce que contribuent à montrer les revendications des femmes universitaires, c’est que les critères qui président à la carrière académique sont pour une part non-scientifiques et non explicités, et c’est précisément là que le bât blesse, car elles mettent ainsi le doigt sur les mécanismes cachés du pouvoir.[2]

Anne-Françoise Praz & Christian Schiess




[1] http://www.unige.ch/rectorat/egalite

[2] voir l’article de Sandra Beaufaÿs & Beate Krais, « Femmes dans les carrières scientifiques en Allemagne : les mécanismes cachés du pouvoir », Travail, genre et sociétés, no.14, novembre 2005, pp. 49-68