print

De l’accroissement de la capacité des femmes en régime militaire

paru dans l’émilie, no.1497, novembre 2005
(dossier sur la Birmanie)

Les dénonciations de cas de violences à l’encontre des populations civiles se sont multipliées en Birmanie [1] depuis le coup d’état militaire de 1988. Le gouvernement constitué par la junte au pouvoir, qui a pris le nom de « Conseil d’Etat pour la Paix et le Développement », y mène de nombreuses et meurtrières campagnes anti-insurrectionnelles contre les populations qui tiennent toujours tête à l’oppresseur. Des associations de femmes basées à l’étranger tentent de faire entendre la voix de la résistance. De son côté, le pouvoir tente d’instrumentaliser la cause des femmes pour les besoins de sa propagande.

Comme c’est le cas dans la plupart des conflits armés depuis la deuxième guerre mondiale, et tout particulièrement dans les conflits internes, ce sont les populations civiles qui paient le plus lourd tribut dans les guerres « modernes ». Face à l’image réductrice, mais persistante, d’hommes se tuant entre eux sur le champ de bataille, la réalité birmane est là pour nous rappeler les ravages qu’une guerre civile provoque également parmi les femmes ou les enfants. Ici le champ de bataille, ce sont précisément les villages qui opposent leur résistance à la junte militaire. Pour celle-ci, briser la résistance revient à terroriser les habitant·e·s, à déplacer des populations entières qu’elle soumet massivement au travail forcé.

Dans son dernier rapport sur la Birmanie[2], Amnesty International fait état des exactions commises par les militaires : enrôlement forcé de villageois·e·s pour le transport d’équipements et de nourriture, pour la construction de baraquements et d’infrastructures (routes, ponts et chemins de fer), travail forcé dans les fermes militaires, sans rémunération et dans des conditions d’esclavage. Toute velléité de résistance est immédiatement réprimée afin de servir d’exemple dissuasif : le rapport relate les cas de nombreuses personnes battues à mort ou brûlées vives dans leurs maisons incendiées. Le travail forcé inclut également le travail sexuel imposé aux jeunes filles célibataires. Lorsque celles-ci ne sont pas enlevées manu militari à leurs familles, les militaires commandent aux hommes de leur fournir de l’alcool et des filles qui seront obligées de les servir dans les baraquements. Il est fait état de plusieurs cas d’hommes ayant été relâchés après des travaux forcés mais dont les filles ou les épouses restent détenues.

Mais les violences sexuelles ne sont pas seulement pratiquées à des fins de répression ou de divertissement des troupes. Dans un rapport intitulé Licence to rape [3] (permis de violer), l’association Shan Women’s Action Network [4] (SWAN) détaille 173 cas de viols individuels ou collectifs commis par des militaires, le plus souvent des officiers supérieurs, sur 519 femmes âgées de 5 à 62 ans, chez elles ou sur les sentiers menant aux villages de la province de Shan. Dans un cas sur quatre, les victimes sont mortes consécutivement au viol, par armes à feu, par suffocation, par lapidation ou brûlées vives. Le viol s’inscrit donc dans un long catalogue de pratiques meurtrières ; il est institué et « normalisé » comme arme de guerre. Lorsque l’ennemi désigné est potentiellement chaque habitant·e de chaque village, le corps des femmes cesse d’être un simple objet de plaisanteries de caserne, mais devient un véritable terrain de bataille sur lequel les militaires peuvent se mesurer entre eux et se prouver leur courage, comme en témoigne le fait que les viols sont ici le privilège des gradés. Ce qui contribue en retour à redoubler l’énergie guerrière des soldats tout en déshonorant les familles. Il semble bien que nous assistions en Birmanie à l’une des expressions les plus abjectes de ce à quoi peut conduire l’exaltation de la virilité par l’institution militaire.

Face aux dénonciations répétées de la part d’associations de femmes birmanes basées en Thaïlande et qui cherchent à mobiliser l’opinion mondiale, le Conseil d’Etat pour la Paix et le Développement, celui-là même qui encourage et couvre systématiquement les agissements des militaires[5], a créé en 2003 sa propre « Fédération des affaires féminines » [6] (MWAF) pour diffuser sa propagande dans le monde. Et cela semble fonctionner, à en croire son implication dans un projet de développement financé par le gouvernement australien ou sa collaboration avec des organisations internationales. Dans ce cadre, la MWAF peut organiser le retour forcé des femmes qui ont tenté de fuir vers la Thaïlande voisine, sous le prétexte de la lutte internationale contre le trafic humain. [7] La MWAF se targue sans ironie de représenter 27 millions de femmes, soit 50.3% de la population du pays, et d’être « la seule organisation féminine du Myanmar imprégnée de nationalisme et de patriotisme ». Il faut dire que pour ce faire, elle n’hésite pas à recourir au recrutement forcé de membres à travers le pays et à leur imposer le port de l’uniforme. [8] Il faut en outre lui reconnaître une certaine habileté à manier le langage globalisé de la « cause » bien entendue des femmes ; laissons-lui donc le mot de la fin : « Les femmes de Myanmar entrent dans une nouvelle époque : leurs capacités s’accroissent, leurs traditions raffinées s’épanouissent. » [9]

Christian Schiess




[1] Myanmar est le nom officiel de l’Etat dirigé par la junte militaire et reconnu par la communauté internationale.

[2] Myanmar : Leaving Home, ASA 16/023/2005, www.amnesty.org

[3] consultable sur le site de l’association

[4] www.shanwomen.org

[5] voir le rapport de l’association Women’s League of Burma, System of impunity : www.womenofburma.org

[6] Myanmar Women’s Affairs Federation : www.mwaf.org.mm

[7] SWAN, Shan Women’s Action Network Newsletter, no.5, septembre 2004

[8] idem

[9] site internet de l’ambassade du Myanmar à Paris