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De l’exploitation des femmes du Sud ou comment le colonialisme survit à la fin de la décolonisation

Une version raccourcie de cet article est parue dans l’émilie, no.1496, octobre 2005.

Dans un monde où les migrations internationales sont en pleine expansion, ce sont principalement des femmes du sud qui viennent occuper les positions laissées vacantes par les travailleuses et travailleurs du nord. Ces emplois, rendus de plus en plus précaires par les transformations du capitalisme globalisé, s’effectuent souvent dans des conditions de non-droit dont les pays riches cherchent à tirer un bénéfice maximal.

Si des motivations très différentes guident les migrant·e·s sur la voie de l’exil, ce sont le plus souvent des raisons économiques, liées à la division internationale du travail, qui en sont à l’origine. Cependant, les conditions dans lesquelles s’effectuent ces déplacements et les contextes d’intégration dans le pays de destination sont extrêmement variables selon le statut socio-économique et l’appartenance nationale de la personne migrante. En effet, si les migrations intra·européennes ont été largement facilitées par la mise en place d’un cadre légal favorable et l’accès à un niveau de vie relativement élevé, il n’en va pas de même pour les ressortissant·e·s des pays non·européens pour qui l’immigration relève souvent du parcours du combattant et les expose au danger, à l’exploitation et au mépris. L’ampleur du phénomène est croissante, comme en atteste le fait que le doublement de la population mondiale immigrée depuis 1975 est largement dû à ces mouvements du sud vers le nord ainsi qu’aux déplacements entre les pays du sud. [1]

Cette évolution s’est effectuée parallèlement aux transformations du capitalisme durant cette période qui a vu les Etats du nord se retirer du contrôle politique et coercitif de leurs anciens territoires coloniaux au profit d’une mainmise économique sur les ressources et la production des Etats nouvellement indépendants. Les bouleversements socio-économiques induits par ces transformations se traduisent notamment par une industrialisation rapide et un exode rural massif, transformations comparables à celles qui se sont opérées en Europe au 19e siècle mais dont les effets sur les populations nationales sont très différents. En effet, si la population rurale qui se pressait aux portes des villes européennes finissait tant bien que mal par trouver des débouchés économiques dans des sociétés en pleine industrialisation, les emplois qualifiés dans les pays du sud sont en forte pénurie dans la mesure où ils sont drainés par les pays du nord qui s’assurent ainsi le contrôle d’une migration qualifiée. De plus, contrairement aux pays européens qui avaient pu recourir à des politiques protectionnistes lorsqu’il s’agissait de défendre leurs marchés intérieurs, les économies dites émergentes se voient imposer par les institutions commerciales et financières internationales un mode de production tourné vers le « libre » échange et l’exportation à bas prix. Cela a pour effet de garantir aux entreprises du nord un réservoir de main d’œuvre à bon marché et délocalisable à leur bon vouloir, ce qui leur permet en outre d’exercer une pression à la baisse sur les salaires et les conditions d’emploi chez les travailleuses/eurs des pays du nord. Ceux-ci peuvent de la sorte détourner à leur profit les richesses créées par ces transformations, ce qui est caractéristique d’un système d’exploitation globalisé.

C’est dans ce contexte général qu’il faut comprendre le phénomène de la féminisation des migrations que l’on observe depuis une trentaine d’années. [2] Si, auparavant, les migrations des femmes se faisaient le plus souvent au titre du regroupement familial, elles sont à présent de plus en plus nombreuses à quitter seules leur pays dans le but d’accéder à un emploi mieux rémunéré. Et cette tendance semble en nette progression : si l’on en croit l’INSEE pour le cas de la France, l’augmentation de l’immigration durant les années 1990-1999 est statistiquement due aux seules femmes. [3] Cette situation a été favorisée par trois types de transformations parallèles. La première est celle qui a vu se généraliser les mesures de déréglementation et de flexibilisation du travail à l’échelle mondiale, favorisant la fragmentation des espaces de production avec notamment le développement des entreprises de sous-traitance, de la confection textile à domicile, des ateliers d’assemblage, etc. Les emplois sous-qualifiés qui en résultent, au sud comme au nord, ont été occupés massivement par des femmes. La deuxième transformation est propre aux sociétés du nord où une part croissante de l’activité économique est passée du secteur industriel à celui des services. Celui-ci, contrairement au premier, peut difficilement recourir à une main d’œuvre délocalisée à l’étranger, comme notamment dans le cas des services de nettoyage ou des services directs aux personnes. Il s’agit donc d’importer cette main d’œuvre, ce qui revient à se décharger sur d’autres et à moindre coût des tâches dévalorisées que les employé·e·s du nord sont de moins en moins disposé·e·s à effectuer. Là encore, ce sont principalement des femmes qui sont venues combler ce manque. La troisième cause de la féminisation des migrations est directement liée aux transformations récentes des rapports sociaux de sexe dans le monde occidental. Dans ces sociétés qui voient une minorité de femmes accéder à un statut social forgé sur le modèle masculin et une grande majorité d’hommes continuant de donner le ton par leur course aux privilèges matériels, symboliques et hétérosexuels, l’immigration vient compenser les carences qui s’ensuivent en termes de services domestiques et sexuels qu’un nombre croissant de femmes n’entendent plus leur fournir. D’où le développement international d’un marché des services domestiques et de la prostitution.

Tout comme la division sexuelle du travail dans les sociétés capitalistes est fondée sur la dévalorisation, l’exploitation et l’invisibilisation d’un travail domestique supposé non productif, le travail effectué par les migrantes se trouve souvent relégué dans l’invisibilité et le non-droit. Dans le canton de Genève, deux tiers des personnes sans statut légal sont des femmes, parmi lesquelles 80% travaillent dans le secteur domestique. [4] Selon une évaluation, ce sont ainsi 20'000 à 25'000 familles et ménages genevois qui recourent à la main d’œuvre clandestine. [5] Pour rendre compte de ce phénomène de prise en charge par les migrantes du travail laissé vacant dans la sphère dite « privée », la sociologue nord-américaine Arlie Hochschild a développé la notion de « care drain », c’est-à-dire littéralement un drainage international, du sud vers le nord, des services de soins aux enfants, aux malades et aux personnes âgées. [6] A travers l’exemple d’une mère philippine laissant derrière elle deux enfants pour prendre un emploi de nounou aux Etats-Unis, elle met en évidence la façon dont ceux-ci souffrent d’une carence de soins et d’affection alors que les enfants des sociétés occidentales sont de plus en plus gavés d’amour et d’attention. Mais très souvent, malgré toutes les difficultés rencontrées, ces situations nouvelles font de ces femmes les principales pourvoyeuses économiques de leur famille et donc, de fait, des cheffes de foyer à distance. Cet exemple, caractéristique de la situation de nombre de femmes immigrées, suffit à nous montrer l’incroyable énergie déployées par celles-ci dans un monde globalisé, bien loin de l’image de victimes qu’on nous dépeint souvent. Comme le relève Christine Verschuur : « Peut-on pointer comme des victimes ces femmes qui constituent des réseaux transnationaux et continuent d’assumer, parfois même à 10'000 kilomètres de distance, la responsabilité de leur foyer ? » [7]. Mais refuser la victimisation ne doit pas conduire trop rapidement à des discours par trop optimistes qui verraient dans ces situations difficiles un gage d’ « empowerment » pour les femmes du sud. Car les conditions structurelles de ce phénomène nous montrent qu’il s’agit bien d’une poursuite de l’exploitation à la fois coloniale et sexiste, mais par d’autres moyens, souvent avec d’autres personnes et à une tout autre échelle. Il s’ensuit qu’une collaboration du féminisme avec le capitalisme ne peut se faire qu’à condition de fermer les yeux sur les effets globaux produits par les transformations internationales des modes d’accumulation du capital.

La question des sans-papiers ne se limite cependant pas au seul cas des travailleuses et travailleurs clandestin·e·s. L’espace de non-droit que la Suisse, comme d’autres pays, réserve à un nombre croissant de personnes concerne aussi tout particulièrement les requérant·e·s d’asile, débouté·e·s ou non. Pour faire face à la misère générée par des conditions internationales que la Suisse contribue pour une part à produire par sa politique économique et financière, la réponse choisie est celle de la répression. Avec la mise en place de zones d’attente, d’espaces de détention provisoire, de périmètres d’assignation et de renvois forcés par avions charters, notre pays participe à la constitution d’une Europe des camps que notre récente adhésion à l’espace Schengen ne pourra que renforcer. Qu’en est-il de nos institutions démocratiques ? Peut-on encore qualifier de démocrate un gouvernement fédéral pour qui la notion de justice tend à être saisie de plus en plus à travers le prisme de ce qu’il convient bien d’appeler un nouveau racisme d’Etat ? En manipulant les discours sur l’ « insécurité », nos institutions politiques et médiatiques contribuent à alimenter cette spirale en faisant payer le prix de l’exploitation aux exploité·e·s. De ce système, il s’agit de tirer les plus grands bénéfices économiques tout en évitant d’en assumer le coût financier et moral. Quant à Genève, toujours prompte à se féliciter de sa tradition humanitaire et internationale, elle nous donne en spectacle ses policiers arpentant les rues à la recherche de personnes dont le faciès et la tenue leur offre une raison suffisante pour les arrêter et les humilier, bafouant ainsi en toute officialité l’article 261 du Code pénal.

Qui n’a jamais connu la prison ne sait pas ce qu’est l’Etat, disait un bagnard russe. Pour des milliers de personnes déclarées illégales, notre pays est bel et bien devenu une prison. L’Etat, qui par son dispositif policier et administratif soumet une partie de notre population à un harcèlement constant, s’est constitué pour elle en un appareil de répression raciste. Nous ne vivons pas dans un monde postcolonial ; nous vivons dans un monde où la colonisation a été délocalisée devant nos portes, mais nous refusons de la voir. Signe d’optimisme, le regain de visibilité dont jouissent les sans-papiers depuis quelques années est dû principalement à leurs propres capacités de mobilisation et au soutien qui leur est apporté par des collectifs dont l’action et l’engagment sont les garants d’une société dans laquelle la justice n’est pas un vain mot.

Christian Schiess




[1] Organisation internationale pour les migrations, World Migration 2003 (www.iom.int)

[2] voir à ce sujet le dernier numéro des Cahiers genre & développement élaborés à l’Institut universitaire d’études du développement (IUED) et auquel sont empruntées certaines des observations qui suivent : Christine Verschuur & Fenneke Reysoo (dir.), Genre, division internationales du travail et migrations, L’Harmattan, 2005

[3] Genre, travail et migrations en Europe, Cahiers du CEDREF, numéro coordonné par Madeleine Hersent et Claude Zaidman, Publications Paris 7, déc. 2003, p. 13

[4] voir article de Laetitia Carreras, Ynés Gerardo et Marie-Jo Glardon : « Mouvement féministe et femmes sans statut légal dans la tourmente du travail domestique à Genève », dans le numéro des Cahiers genre & développement suscité, p. 283-288

[5] Rapport de la Commission d’experts pour les travailleurs « sans-papiers » à l’intention du Conseil d’Etat genevois, novembre 2004

[6] Arlie Russell Hochschild, « Le nouvel or du monde », Nouvelles Questions Féministes, Vol.23, no.3, 2004, p. 59-74

[7] Cahiers genre & développement, p. 15