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Sexisme et racisme

L’éclairage d’une philosophe

paru dans l’émilie, no.1515, novembre 2007

A l’heure de la résurgence d’un racisme désinhibé et face auquel l’impuissance semble l’emporter, il peut être bon de questionner les mots que nous utilisons pour penser la lutte et la mener. Le racisme actuel tend à délaisser les justifications biologiques opposant noirs et blancs pour prendre bien souvent la forme d’un discours sur « l’intégration », moins binaire mais d’autant plus efficace qu’il avance parfois masqué. Lors du colloque international Gender, Genre, Geschlecht : Travelling Concepts qui s’est tenu à l’Université de Berne, la philosophe Elsa Dorlin a proposé quelques réflexions qui peuvent nous aider à penser l’articulation du sexisme et du racisme pour mieux les repérer et mieux les combattre.

Nous ne pouvons comprendre grand chose à la « race » ou au « sexe », et donc au racisme et au sexisme, si nous ne les replaçons pas dans les contextes historiques et nationaux où ils prennent forme d’une manière qui est toujours imbriquée. C’est là le message central qu’a voulu faire passer Elsa Dorlin.

Nos représentations communes tendent à réduire le racisme à une simple division entre blancs et non-blancs, faisant le jeu de ceux qui, dans les pays européens notamment, pourront toujours se faire passer pour autre chose que des racistes et se donner tous les airs de la bienveillance. Cette vision réductrice et binaire nous provient d’une part des explications biologiques de la supériorité de la race blanche qui ont triomphé avec le colonialisme, et est alimentée d’autre part par le fait qu’aux Etats-Unis, la « question raciale » se pose en effet dans ces termes black/white. Mais transposer cette question telle quelle en Europe serait méconnaître le contexte spécifique qui prévaut outre-atlantique, c’est-à-dire la ségrégation dont fait l’objet toute une partie de la population issue de l’esclavagisme malgré son accession récente aux droits formels. Ce serait méconnaître également tout ce que le racisme en Europe doit à une colonisation qui, loin de s’être terminée avec l’accession des pays colonisés à l’ « indépendance », nous revient aujourd’hui tel un boomerang sous la forme de la « question postcoloniale » que l’on refuse pourtant de voir. Et la Suisse, puisqu’il s’agit d’un néo-colonialisme de type économique, n’est pas épargnée par ce phénomène.

Elsa Dorlin s’attache précisément à montrer cette variabilité culturelle du racisme, qui précède toujours « la race », mais aussi du sexisme sans lequel les catégories de sexe ne seraient pas socialement signifiantes, comme l’ont montré respectivement Colette Guillaumin et Christine Delphy. Elle s’appuie pour ce faire sur un exemple de l’étroite l’intrication de ces deux mécanismes de domination dans l’esclavagisme étasunien : la « bad black mother », symbole du mythe du « matriarcat noir ». Comme tous les mythes matriarcaux, celui-ci présente les femmes noires comme disposant d’un pouvoir originel proprement monstrueux, inversant l’ordre naturel des sexes, et en conséquence comme des mères immorales rendues responsables de tous les maux. Cette virilisation des femmes a pu s’accompagner d’une émasculation des hommes esclaves, au sens figuré comme au sens propre. Dans sa version contemporaine, le mythe continue d’être diffusé, en mettant sur le compte de ces femmes non seulement la dévirilisation de leurs maris et de leurs fils, mais toute une série de « fléaux » sociaux tels que la pauvreté, la délinquance ou l’abus de l’aide sociale.[1]

Le point sur lequel Elsa Dorlin entend insister, c’est sur la fonction que revêt un tel mythe non seulement pour les groupes dominés, mais également pour ceux qui manipulent le mythe et, plus largement, pour la population blanche. En effet, présenter les femmes esclaves comme lubriques ne sert pas uniquement à dénigrer celles-ci, mais permet tout à la fois de moraliser les femmes blanches et de laver de leurs fautes les violeurs de femmes noires. La figure de la « bad black mother » a par conséquent largement contribué, et contribue, à « blanchir les Blancs ». Elsa Dorlin y a d’ailleurs consacré un article intitulé Les Blanchisseuses[2]. Le mécanisme qu’elle cherche à mettre en évidence s’apparente dès lors à un « processus de coloration sociale », et elle propose de revenir au concept de « couleur » pour rendre compte, à la manière du couple conceptuel sexe/genre, de l’antériorité du rapport social sur la « race ». Une signification sera ainsi attribuée à telle ou telle couleur dans le cadre d’un rapport de domination, avec pour effet de produire de la race. On peut alors être tenté par l’analogie avec la morale de La Fontaine : « Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir ».

C’est ce même processus de coloration qui est à l’œuvre aujourd’hui dans le « racisme assimilationniste », selon la formule d’Elsa Dorlin, qui prévaut en France. Les « affaires du voile », par exemple, ont permis de colorer, de marquer certaines femmes, en l’occurrence les Musulmanes. En creux, cela a pour effet de donner une image des « femmes occidentales » comme ayant achevé leurs luttes de libération. De même, la concentration de la question de la violence masculine sur la figure des « jeunes des banlieues » dans « l’affaire des tournantes » peut-elle faire passer d’autres hommes pour modernes et acquis à la cause féministe, et parmi eux les politiciens et journalistes qui font profession de la divulgation de telles affaires, tout en renouant avec un discours nauséabond sur les « classes dangereuses » qu’on croyait d’un autre temps. Comme l’a montré Christine Delphy, la « cause des femmes » est ici instrumentalisée à des fins racistes. En définitive, le racisme et le sexisme en disent souvent plus sur les personnes (blanchies) qui les manipulent que sur celles (noircies) qui en sont la cible.

Christian Schiess




[1] « Performe ton genre : Performe ta race !, Repenser l’articulation entre sexisme et racisme à l’ère de la postcolonie » : http://www.sophia.be

[2] « Les Blanchisseuses : La société plantocratique antillaise, laboratoire de la féminité moderne », in Hélène Rouch, Elsa Dorlin, Dominique Fougeyrollas (dir.), Le Corps, entre sexe et genre, Paris, " Bibliothèque du féminisme ", l’Harmattan, 2005, pp. 143-165.