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Histoires d’amour ?

paru dans l’émilie, no.1501, avril 2006

(...) Le drame, dans le couple, c’est qu’on est deux
Et qu’il n’y a qu’un trou dans la roulette...
Quand je vois un couple dans la rue, je change de trottoir
Te marie pas (...)

Léo Ferré, chanteur sexiste (et féministe radical malgré lui ?)

toutes les questions en matière de sexualité doivent être étudiées
sous le double point de vue des participants et des tiers jaloux.

Bertrand Russell, logicien


Le mariage est mort. Vive le mariage ! A présent qu’elle a été débarrassée de ses scories légales et religieuses, cette institution patriarcale millénaire serait devenue égalitaire et respectable. Ce serait ainsi en toute liberté que femmes et hommes font aujourd’hui le choix de s’unir selon les liens désacralisés du mariage. C’est oublier un peu vite que l’appropriation des femmes par les hommes ne s’est pas fondée seulement sur un lien juridique, mais repose sur toute une socialisation préalable qui continue à préparer les unes et les autres à occuper des positions asymétriques, dans l’union conjugale et ailleurs. Livrons-nous donc à une tentative de déconstruction.

La question du mariage appelle nécessairement celle du couple. Celui-ci ne conduit que dans peu de cas au mariage, mais dans presque tous les cas il le précède. Or, la représentation dominante du couple se fonde encore et toujours sur la double injonction de l’exclusivité sexuelle et de l’hétérosexualité qui ont triomphé avec la morale chrétienne et le mariage romantique-bourgeois. Bien sûr, les changements ont été considérables. Les relations sexuelles prénuptiales, d’interdites, sont devenues aujourd’hui la norme. Cette prolifération de la sexualité a même pris les allures d’un nouveau conformisme qui se donne des airs de libération sexuelle. Il suffit de parcourir des magazines pour jeunes filles ou de visionner des séries télévisées pour voir que la campagne de recrutement pour l’amour conjugal hétérosexuel commence de plus en plus tôt, alors même que le mariage a perdu sa force contraignante. Tout se passe comme si la société tentait de compenser par la stimulation précoce du désir hétérosexuel ce qui échappe au contrôle institutionnel, c’est-à-dire la construction d’unités économiques « monogamiques » répondant aux besoins de la division sexuelle du travail. Ainsi, le problème pour le féminisme aujourd’hui n’est peut-être plus tant celui du mariage que celui de la sexualité et du couple, qui canalisent ces désirs vers une forme donnée d’organisation sociale.

Cette évolution s’accommode parfaitement bien d’une certaine reconnaissance des couples de même sexe, dans la mesure où ceux-ci ne remettent pas en cause les fondements du couple fusionnel. Bien sûr, la filiation leur reste interdite dans la plupart des pays, mais dans les Etats occidentaux cela ne saurait être qu’une question de temps. Il faut sans hésiter s’en réjouir. Cependant, il serait erroné de ne pas voir que cette reconnaissance légale est en même temps une forme reconnaissance de l’ordre établi. Dans le cas de la Suisse, le partenariat enregistré conforte d’autant plus le statu quo que les « homosexuels » disposent de leur institution tandis que les « hétérosexuels » préservent la leur, ce qui contribue à renforcer l’apparence d’une division stricte entre ces deux catégories. Chacun à sa place et tout va bien. On sait pourtant que l’idéologie fusionnelle et hétérosexuelle sert au bout du compte les intérêts de la famille patriarcale moderne fondée sur la division genrée entre activités professionnelles (rémunérées) et activités domestiques (exploitées). L’ironie de ce jeu bien réglé est en définitive que les femmes et les homosexuel·le·s en viennent à revendiquer une institution fondée sur l’idéologie même qui les opprime.

Les couples d’aujourd’hui peuvent « librement » se faire et se défaire autant de fois qu’il est humainement possible, avec tout ce que cela comporte à chaque fois de promesses déçues. Parmi ces promesses obligées, la fidélité conjugale demeure au cœur de nos représentations du couple. Souvent encore, celui-ci est conduit à la rupture lorsque la norme de la fidélité est transgressée, cela en fonction d’une idéologie fusionnelle qui est en contradiction flagrante avec les incitations à la consommation jouissive, et sans doute même avec notre nature biologique. Tout le monde sait que le désir est susceptible dans la majorité des cas de disparaître comme il est venu, et de se reporter sur quelqu’un d’autre, mais on continue pourtant de l’enfermer dans une institution sociale (le couple) ou légale (le mariage ou le pacs), ce qui a quelque chose de cruellement absurde. On sait aussi depuis longtemps (Friedrich Engels l’avait déjà montré) que la monogamie des sociétés modernes n’est qu’une monogamie de façade et que si elle existe, c’est pour avoir été appliquée de manière coercitive aux seules femmes, la fréquence de la prostitution féminine faisant des hommes des polygames de fait.

La question du couple appelle à son tour celle de l’amour. Le lien entre mariage et amour nous semble aujourd’hui aller de soi, mais il n’en a pas toujours été ainsi (voir l’encadré sur la Saint-Valentin). En d’autres temps, l’amour a dû être soigneusement écarté du mariage ; il en est aujourd’hui une condition nécessaire : le mariage moderne requiert un couple qui s’aime. Or, l’amour n’est pas aussi innocent qu’on veut bien le croire. L’exaltation de l’amour romantique dissimule, derrière l’alchimie des sentiments et du moment qui les voient naître, des choix très sélectifs et intéressés, bien qu’inconsciemment. A ces choix, nous sommes disposés depuis notre prime enfance, à travers toute une série de représentations et d’attentes sociales souvent insistantes. Ainsi les femmes, socialisées pour aimer les hommes, tendront à porter leur attention sur ceux qui correspondent le mieux aux standards de la masculinité : mieux vaut donc qu’ils soient plus grands qu’elles, plus forts, plus stables économiquement. Elles apprennent par ailleurs à adapter leur tenue et leur corps pour être désirables aux yeux des hommes. Quant à ceux-ci, formatés pour désirer les femmes, ils sélectionneront parmi elles de préférence celles face auxquelles ils se sentiront en position de dominants. Cette ségrégation par l’amour peut aisément se vérifier statistiquement. L’amour est donc un des moyens les plus sûrs par lesquels la domination masculine trouve à se reproduire. Par ces choix intimes qui ont toutes les apparences du libre consentement et de la singularité inaliénable, nous concourrons en fait, par conformisme social, à maintenir en l’état l’ordre du genre, les différences, l’asymétrie, et donc l’inégalité qui le sous-tendent.

Ensuite, la question de l’amour appelle inévitablement celle de l’amitié. La relation amoureuse romantique, puisqu’elle fonctionne sur le mode de l’appropriation réciproque des conjoints et de l’exclusivité sexuelle, voire même affective, doit tenir à l’écart de son union les désirs provenant de l’extérieur. Cela conduit en définitive à une institutionnalisation de l’égoïsme et de la jalousie. C’est là également une dissociation arbitraire qui nous a été léguée historiquement, et il nous est difficile d’imaginer sans difficulté la transgression de cette frontière entre amitié et amour, alors même que dans la réalité celle-ci est souvent vécue de manière floue. C’est en fait toute la reproduction de l’hétérosexualité, masculine pour le moins, qui est à l’œuvre dans cette exclusion, par un processus de dénégation des sentiments et des désirs pour le même sexe. Posé par un homme que le féminisme a profondément influencé, ce constat critique se veut aussi un plaidoyer pour des relations affectives durables fondées sur une fidélité non-exclusive et une loyauté dont l’amitié pourrait constituer le modèle. Utopique, ce projet appelle un brouillage des frontières du sexe et de la sexualité, et des solidarités masculines fonctionnant autrement que sur le mode de la virilité, du dénigrement du féminin, et donc du sexisme.

Reste la question, fondamentale, de la filiation. Si elle a été volontairement écartée jusqu’ici, c’est parce que tout ce qui précède peut très bien valoir avant même la naissance d’enfants, mais est entièrement sous-tendu par leur possible arrivée. Avant le développement des sociétés industrielles capitalistes, le travail reproductif n’était pas dissocié du travail productif. Encore l’idéologie de la fidélité conjugale avait-elle là des raisons de se maintenir tant bien que mal, car elle avait une fonction économique (reproduction du patrimoine ou de la main-d’œuvre) ou symbolique (transmission du nom chez les aristocrates). Aujourd’hui, il n’y a plus guère de motifs rationnels à la mise au monde d’enfants, ceux-ci coûtant beaucoup plus que ce qu’ils ne rapportent. Ils sont devenus un but en soi, une preuve d’amour entre les deux partenaires d’un couple que, dans plus d’un cas sur trois, plus aucune affection ne liera dans un futur proche. (Qu’en est-il des autres cas ?). Dans ces conditions, faire des enfants sous le coup de l’amour revient bien souvent à faire une promesse sous l’effet de l’alcool. La possibilité du divorce avec ou sans consentement mutuel est sans conteste une avancée décisive, mais on conviendra que se réjouir de la multiplication des divorces est une position politique et morale bien peu défendable, que l’on soit féministe ou qu’on ne le soit pas. Le problème du divorce continuera donc de se poser tant que le mariage subsistera en tant qu’institution fondée sur le mythe de la fidélité conjugale, et que les relations affectives et sexuelles continueront d’être organisées en fonction de ce même modèle. Dès lors, de deux choses l’une : ou bien on continue de fonder la succession des générations sur un mensonge, et donc sur la généralisation du divorce et la précarisation des familles monoparentales ; ou bien on met tout en œuvre pour faire de la promesse de l’amour à vie une réalité sans dérogation légale possible, ce qui échapperait au moins à l’hypocrisie et satisferait les conservateurs de tous bords.

Entre ces deux voies aberrantes, en est-on vraiment arrivé·e·s à ce degré zéro de l’imagination politique qui ne nous permettrait plus d’envisager un autre mode d’organisation familiale ? Une politique féministe possible ne pourrait-elle dès lors pas être de demander la dissolution du mariage (et du pacs) et la création d’un contrat conférant des devoirs et des droits à une, deux ou plusieurs personnes choisissant d’élever des enfants ? Les devoirs sont déjà réglementés par l’Etat. Quant aux droits, la première responsabilité de la société a envers celles et ceux qui ont la charge d’enfants devrait être de leur assurer des conditions matérielles décentes. Cette tâche est celle d’une refondation sociale et rationnelle de la famille. L’amour, lui, trouvera sa propre voie.

Christian Schiess