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Eurofoot 2008 :

Ce que masque la campagne sur la traite des femmes

paru dans l’émilie, no.1519, avril 2008

Le 8 mars dernier a été lancée la campagne « Euro 08 contre la traite des femmes ». Deux ans après la coupe du monde en Allemagne qui avait fourni l’occasion à certaines coalitions féministes de brandir des chiffres fantaisistes concernant la prostitution forcée, les leçons semblent avoir été tirées. Pourtant, en continuant d’associer cette campagne de sensibilisation à une manifestation sportive qui ne lui est pas directement liée, ne court-on pas le risque de renforcer la répression sécuritaire qui entoure d’ores et déjà cet événement, tout en masquant d’autres situations d’exploitation ?

Quarante mille femmes « importées » contre leur gré pour alimenter le marché du sexe lors de la coupe du monde de football en 2006 : c’est la prévision alarmiste qui avait largement circulé durant les mois précédant la compétition. Au final, selon les données officielles, vingt-six cas de traite d’êtres humains ont été répertoriés durant la manifestation, dont cinq seulement étaient à mettre en lien direct avec cette dernière.[1] Mais entre temps, la rumeur avait produit des effets bien réels, puisque la police en avait profité pour intensifier ses descentes dans des cabarets, conduisant à l’expulsion de personnes sans papiers n’ayant d’ailleurs parfois rien à voir avec le travail du sexe.[2]

Ainsi la rumeur, relayée par des médias toujours preneurs quand il s’agit de sujets racoleurs, a-t-elle pu conduire au mythe du grand bordel de Dortmund prêt à accueillir 650 supporters mâles, lequel bordel était en réalité une structure mise en place par la municipalité pour des raisons sanitaires de prévention.[3] En définitive, cette campagne de désinformation aura ratissé largement de droite à gauche, des puritain·e·s aux anti-foot, avec pour effet de discréditer la politique non répressive mise en œuvre en Allemagne depuis 2002 en matière de prostitution et de renforcer la stigmatisation des prostituées qu’il s’agissait de libérer.

La coupe d’Europe de football approchant, quelles leçons ont-elles été tirées de cet épisode ? La prudence du discours tenu par la coalition d’organisations suisses « Euro 08 contre la traite des femmes »[4] témoigne d’un certain malaise. Aucune prévision chiffrée n’est formulée, et il apparaît clairement à la lecture de leur pétition que l’événement sportif n’est qu’une plate-forme fournissant l’occasion de sensibiliser à ce problème bien plus général qui constitue « une forme moderne d’esclavage ». Mais l’association entre les deux phénomènes reste bel et bien entretenue, et on peut se demander si cela ne dessert pas l’analyse (et donc la critique) respective de chacun d’entre eux. L’autre élément de prudence tient à la dissociation stricte qui est faite entre ce qui relève d’une part de la traite des femmes, et d’autre part de la prostitution ordinaire. Il ne s’agit donc clairement pas, dans l’esprit des initiant·e·s, de jeter l’opprobre sur les travailleuses du sexe.

Pourtant, les écueils probables d’une telle campagne se laissent apercevoir lorsque l’on examine certaines des revendications formulées. Si la demande faite aux autorités suisses de ratifier la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite d’êtres humains ne saurait porter à confusion, il n’en va pas de même de cette seconde mesure. Celle-ci préconise en effet de garantir un séjour sûr dans ce pays, par l’octroi d’un permis provisoire, aux femmes qui auront été reconnues comme victimes de trafic d’êtres humains à des fins de prostitution contrainte. Cela pose immédiatement la question des critères en fonction desquels la distinction pourrait être faite entre les victimes et les autres prostituées. Les critères retenus par la coalition sont au nombre de quatre : « On parle de traite des femmes lorsqu’une femme a pris la décision d’émigrer sur la base de fausses promesses ; lorsqu’elle doit payer des commissions à des intermédiaires et/ou pour diverses prestations ; lorsque des contraintes ou des pratiques trompeuses sont exercées à son égard ; lorsqu’elle se trouve dans une situation de contrainte dans le pays d’arrivée. »

En ne retenant que le dernier de ces critères, on voit déjà à quel point la définition de la prostitution contrainte est problématique. Dans une interprétation large, on devrait considérer comme une « situation de contrainte dans le pays d’arrivée » la politique menée par ce même pays qui, en empêchant des personnes qui y ont immigré d’obtenir des papiers et des droits, peut les conduire vers l’exercice de la prostitution ou d’autres activités précaires qu’elles n’auraient peut-être pas souhaité exercer si elles en avaient eu le choix. Mais penser que l’Etat et la police opteront pour cette interprétation relève au mieux de la naïveté bien intentionnée, et au pire, c’est à craindre, d’une complicité avec la politique de persécution déjà menée dans ce pays vis-à-vis des sans papiers. Car c’est bien l’interprétation restrictive qui a toutes les chances d’être faite par la police, à savoir celle de la contrainte exercée par des proxénètes, dont le précédent allemand donne pourtant à penser qu’elle n’augmentera pas sensiblement avec l’eurofoot. En exhortant donc la police à investiguer dans les lieux de prostitution et à bien faire le tri parmi les travailleuses du sexe afin d’identifier précisément lesquelles il s’agit de prendre en pitié et de ne pas expulser, la campagne risque bel et bien de s’insérer dans le dispositif sécuritaire qui a déjà vu par ailleurs l’adoption de réglementations fédérales « anti-hooligan » liberticides et le droit pour la police genevoise d’amender ces mendiants qu’on ne saurait voir dans une ville en fête. Comme dans le cas allemand, ce sont ici à nouveau les plus vulnérables parmi les personnes qu’il s’agit de « sauver » qui pourraient faire les frais de la légèreté avec laquelle ont été pensés les moyens d’action.

On aurait été en droit d’attendre de la part d’organisations qui luttent contre un phénomène aussi grave que le trafic d’êtres humains qu’elles sachent prendre leur distance par rapport au climat d’euphorie et d’irrationalité qui entoure l’eurofoot, et donc par rapport à l’entreprise multinationale qui en est l’organisatrice, plutôt que de vouloir à tout prix obtenir leur place parmi les marchands du temple. Mais les mots d’ordre de cette « grande fête familiale », l’enthousiasme et le sourire, ne sont-ils pas les amis de toutes les bonnes intentions ?

Christian Schiess




[1] Communiqué Fedpol du 26.01.2007

[2] http://endehors.org/news/11129.shtml

[3] idem

[4] http://www.traitedesfemmes2008.ch