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Jouets : quand commerce et stéréotypes de genre font bon ménage

paru dans l'émilie, no.1498, déc.2005/janvier 2006

Voici Noël et ses cortèges de jouets. Les gentilles petites filles et les gentils petits garçons s’apprêtent à recevoir des myriades de cadeaux, tandis que les magasins se frottent les mains à l’idée de réaliser en quelques semaines une partie considérable de leur chiffre d’affaire annuel. Les intérêts les plus réactionnaires se combinent à merveille avec la reproduction, dès le plus jeune âge, d’une différence entre enfants selon leur sexe.

Rien n’est plus innocent en apparence qu’un jouet, surtout lorsqu’il est offert à un enfant. Et pourtant, il se révèle un moyen redoutable de reproduire les stéréotypes de genre. Quand bien même les parents en sont conscients et tentent de limiter les dégâts, les obstacles restent nombreux : contact de plus en plus précoce avec la télévision et autres supports publicitaires, cadeaux offerts par l’entourage, puis pression à la conformité exercée par les pairs. Ce sont finalement les choix mêmes des enfants qui les amènent à adopter les signes traditionnels de genre, et ce indépendamment de toute la bonne volonté qu’on peut mettre en œuvre.

Faut-il pour autant abdiquer, à l’image de ce qu’a pu suggérer une ancienne féministe face à la vacuité de l’éducation non-sexiste qu’elle a cherché à donner à ses propres enfants ? L’envie de répondre par la négative se trouve stimulée lorsqu’on sait que l’ancienne féministe en question est l’actionnaire principale du quatrième groupe publicitaire mondial, lequel a par ailleurs vendu un soutien-gorge avec des slogans tels que « Quand on me dit non j’enlève mon pull », ou « Mon banquier me préfère à découvert »[1] ? On se dit alors qu’il vaut mieux aller chercher ailleurs des conseils pour savoir quelle route suivre. La mise en cause du sexisme véhiculé par les jouets est peut-être moins aujourd’hui une question d’éducation que de lutte contre les intérêts qui sont en jeu dans leur distribution. L’offre commerciale prend appui en effet sur un mode d’organisation économique qui, malgré tous les progrès enregistrés, a toujours besoin de femmes qui effectuent gratuitement le travail domestique, et mieux vaut qu’elles le fassent avec le sourire : « Change la couche et fais risette », scande ironiquement un catalogue contre les jouets sexistes.[2]

Faut-il donc s’étonner de voir des jouets sexuellement différenciés s’adresser de plus en plus tôt aux enfants, alors même que les rôles traditionnels sont remis en cause ? Avant même d’être en mesure de saisir quoi que ce soit à la différence biologique des sexes[3], le garçon doit comprendre qu’il n’est pas une fille et celle-ci qu’elle n’est pas un garçon. Dernier modèle en date de cette frénésie différenciatrice, le « hochet réversible garçon/fille » proposé par un catalogue de jouets en ligne (juste à côté du hochet réversible chat/souris). Cette logique favorise à la fois une différenciation des rôles sociaux et des produits commerciaux. Pourquoi en effet se gêner de puiser dans les stéréotypes les plus vieux jeu quand on peut, aussi tôt que possible, vendre deux versions différentes du même jouet : par exemple un rose et un bleu, ou alors cette boîte à musique proposée par maman-nature.com : Elle est équipée d’une figurine qui « n'a pas d'expression faciale pour laisser à votre enfant le soin de l'imaginer ». Ce qui paraît inimaginable en revanche (et sans doute moins lucratif), c’est que bébé puisse s’identifier à sa guise à un vêtement, car il existe une version avec pantalon et une autre avec robe. L’imagination des enfants à ses limites et elles sont définies dans la mesure de ce qu’autorise la différence des genres.

Les jeux et les jouets ne sont donc pas neutres. Et s’ils l’étaient vraiment, alors on voit mal pourquoi, par exemple, le Pentagone irait sponsoriser un jeu vidéo où il s’agit de tuer des méchants barbus à robe longue (tiens, les robes ce n’est pas pour les filles ?). On voit mal aussi pourquoi ils susciteraient tant de réactions lorsqu’on intervertit les objets attribués à l’un ou l’autre sexe. Dans le cas des filles qui jouent avec des jouets destinés aux garçons, l’étonnement prendra plus facilement la forme d’un encouragement, signe sans doute d’un certain progrès. Dans l’autre cas, lorsqu’on ne retire pas purement et simplement au garçon un jouet « de fille », on manifestera une désapprobation qui peut prendre la forme d’un rire ou ne serait-ce que d’un simple rictus, signes en apparence anodins mais dont on peut supposer qu’ils entraînent durablement des mécanisme d’autocensure. Et tout cela se passe sans que papa et maman ne soient homophobes pour un sou (d’ailleurs ils ont voté pour le Pacs). On appréciera alors à leur juste valeur les actions subversives des Yes Men lorsqu’ils trafiquent un jeu vidéo de guerre pour que les soldats s’administrent des baisers plutôt que des balles[4], ou celles du collectif féministe toulousain des « Cyprinettes Enragées » collant des étiquettes sur des emballages de poupées Barbie dont la panoplie officielle s’est vue enrichie d’une « Barbie lesbienne »[5].

Reste pour les plus timoré·e·s la possibilité d’aller consulter un·e pédopsychiatre lorsque petit bout d’chou manifeste des signes de non-allégeance aux codes. On imagine alors la tête des parents en ressortant de la consultation : notre petit·e est dif-fé-rent·e ! Mais différent·e de quoi au fait ? Des catalogues de jouets ? Peut-être bien après tout : ce qu’on ne supporte pas, c’est peut-être d’avoir des enfants différents des jouets qu’on leur offre.

Christian Schiess




[1] Marie Bénilde évoque la position d’Elisabeth Badinter dans le groupe Publicis : « Une agence publicitaire et ses réseaux », Le Monde Diplomatique, juin 2004

[2] http://publisexisme.samizdat.net/Catalogue.pdf

[3] Anne Dafflon-Novelle relève que jusqu’à l’âge de 5-7 ans, les enfants ne saisissent le « sexe » et la différence qu’il est censé signifier qu’à partir des codes qu’on leur impose culturellement : habits, cheveux, etc. (voir Le Courrier du 17 juin 2005)

[4] http://www.theyesmen.org

[5] à côté d’une « Barbie putain » et d’une « Barbie battue livrée avec ses accessoires indispensables: maquillage pour masquer son œil au beurre noir »