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Il faut s’intégrer !

paru dans l’émilie, no.1515, novembre 2007

« Il faut s’intégrer », chantent en chœur les moutons. Mais s’intégrer à quoi au juste ? Dans quelle secrète mixture les « non-assimilables », comme on dit élégamment en France, peinent-ils à se dissoudre ? Le problème semble être toujours celui de « l’autre », d’un étranger sur lequel on semble tout savoir, mais jamais le nôtre. Et d’ailleurs, qui sommes-« nous » ? Le 14 juillet dernier, un militant des Indigènes de la république haranguait les passants des Halles à Paris avec cette question : « Mais qui sont-ils, ces Français de souche ? ». « Des Sushis ? », a-t-il répondu sans trop y penser. Peut-être a-t-il fourni là la meilleure réponse à ce jour.

Montrer du doigt le « eux » en préservant le « nous » permet de détourner les regards des citoyens des problèmes internes au pays considéré (il y en a beaucoup) par la désignation d’un bouc émissaire. Le racisme a donc une utilité sociale certaine, et l’udc ne s’y est pas trompée, elle qui sait manier d’une main la peur de « l’autre », et de l’autre l’octroi d’avantages fiscaux aux plus riches. Le discours raciste, pour parvenir à ses fins, doit donc créer non seulement l’image d’un « autre » différent, mais aussi, en miroir, celle d’un « nous » idéalisé (pensez au clip électoral de l’udc). Le mécanisme n’est pas nouveau, et il est bien plus large. Edward Saïd a montré que c’est en fait toute l’image d’un « Orient » faussement homogène (« les Arabes », entend-on dire aujourd’hui) qui a été créée par « l’Occident » pour que celui-ci puisse se donner une vision moderne et tout aussi homogène de lui-même.

C’est le même procédé raciste qui est actuellement mis en œuvre dans toute l’Europe pour constituer un « problème de l’intégration » et le traiter. Pour donner l’impression que tout va bien dans la société suisse, française, etc., et tenir les gens tranquilles, la « cause des femmes », voire des homosexuels, sert bien souvent de monnaie d’échange[1]. Eric Fassin parle à ce sujet d’« impérialisme de la démocratie sexuelle », c’est-à-dire de « l’appropriation, dans un contexte postcolonial, de la liberté et de l’égalité, appliquées au genre et à la sexualité, comme emblèmes de la modernité démocratique »[2]. Il s’attache également à montrer la manière dont les pays européens s’y prennent pour se présenter comme libres et modernes. Voici quelques exemples tirés de son article.

Aux Pays-Bas

La Hollande est le pays de la tolérance et veut le faire savoir aux nouveaux entrants. Un « kit d’intégration » a été créé à cette fin, avec un DVD d’initiation culturelle. On peut notamment y visionner le résultat de 30 ans de luttes féministes : une femme quasi-nue qui bronze sur la plage. On y voit également des gays et des lesbiennes qui s’embrassent en public. Ce qui est instructif ici, c’est que cet outil n’est pas distribué aux ressortissants de tous les pays d’origine, et parmi ceux qui sont épargnés (le « monde occidental »), on peut trouver par exemple le Vatican. Cela en dit long sur la fonction que sert un tel projet.

En Allemagne

Dans un questionnaire adressé spécifiquement aux candidats musulmans à la naturalisation, l’Etat du Bade-Wurtenberg a soumis ces derniers à un test sur les « valeurs allemandes », avec des questions telles que : « Toutes les fonctions politiques doivent-elles être accessibles aux personnes ouvertement homosexuelles ? » ou « Votre fils vous annonce qu’il est homosexuel. Comment réagissez-vous ? » A-t-on posé les mêmes questions aux Allemands qui n’ont jamais demandés à être naturalisés, et leur en tient-on rigueur s’ils répondent à côté de la plaque ? C’est en fait au nom de la liberté démocratique qu’on pénalisera un Musulman qui répond mal, et c’est au nom de cette même liberté démocratique qu’on reconnaîtra à un Allemand le droit de répondre de la même manière.

En France

La République sarkozyenne s’est récemment dotée d’un « Ministère de l’intégration et de l’identité nationale », ce qui en fait une Nation tristement identique à elle-même. Pour qu’ils comprennent bien à quelle France ils ont affaire, tous les résidents étrangers se voient soumis à un « contrat d’accueil et d’intégration » grâce auquel ils peuvent apprendre que l’égalité des sexes y est quelque chose de définitivement acquis. A la lecture du paragraphe qui y est consacré, on pourrait croire à un véritable manifeste féministe, alors que la question de l’égalité de classe ou de race n’est mentionnée nulle part dans le document. Le ministère pense-t-il que ces formes-là d’égalité sont elles aussi acquises pour ne pas avoir à les mentionner comme parties intégrantes de la « culture française » ?

Le principe du « contrat d’intégration » est sans doute la forme la plus subtile que prend aujourd’hui le racisme d’Etat en Europe. En Suisse, c’est le parti socialiste qui a mis toutes ses forces à le défendre, s’évertuant à faire croire qu’il s’agirait d’un contrat symétrique qui impliquerait des droits et des devoirs tant pour les étrangers que pour les Suisses. On sait pourtant que pour qu’un contrat soit librement consenti et donc juste, il faut qu’il soit signé sans pression et dans un contexte égalitaire entre les deux parties. En prétendant contre toute évidence que c’est le cas, on fait simplement le lit de l’extrême droite qui ne manquera pas de faire ensuite remarquer que si le contrat est rompu, ce sera encore la faute des étrangers. Et d’ailleurs, qui décrétera qu’il est rompu ? Cela fait froid dans le dos, mais le « contrat d’intégration » cher à une partie de notre gauche occupe une place de choix aux côtés du clip électoral de l’udc.

Christian Schiess




[1] voir à ce sujet le compte-rendu de la conférence d’Elsa Dorlin dans ce même dossier

[2] « La démocratie sexuelle et le conflit des civilisations », Multitudes, 2006/3-26, 123-131.