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Des pères face aux conquêtes du féminisme

paru dans l’émilie, no.1507, déc. 2006 / janvier 2007
(introduction au dossier sur le masculinisme)

C’est sur le terrain de la paternité que l’offensive masculiniste a concentré ses principales attaques. Cela n’est pas pour surprendre, puisque que c’est précisément en matière familiale que les acquis féministes ont été les plus décisifs : droits des femmes à disposer de leurs corps et de leur sexualité, recours à l’IVG, affranchissement de la tutelle du chef de famille, divorce par consentement mutuel. Ces acquis sont récents ; certains d’entre eux restent fragiles.

La mode des « nouveaux pères » fait couler beaucoup d’encre. Qu’en est-il réellement ? Certes, beaucoup d’hommes souhaitent un partage plus égalitaire des tâches, passer davantage de temps avec leurs enfants. Des mesures dans ce sens ont été adoptées dans différents pays, notamment le congé paternité, mais les effets tardent à se faire sentir. Ce ne sont pas les obstacles qui manquent. Les entreprises, tout en appelant à produire toujours plus, continuent à privilégier un modèle de carrière linéaire, masculin, qui pénalise les interruptions liées à la prise en charge d’enfants. Pour les pères qui en formulent le vœu, les réactions de l’entourage (collègues, pairs) sont souvent défavorables, voire méprisantes. Chaque homme reste socialisé, dès le plus jeune âge, contre le principe même d’un investissement domestique et il en va de son honneur que de s’en distancier.

Les obstacles ne sont pas qu’institutionnels, psychologiques ou idéologiques. On tend à oublier que les hommes ont un intérêt bien matériel à préserver le statu quo : être père est un gage de profits en termes de salaire et de carrière, alors qu’être mère reste pénalisant à ces mêmes égards. Sinon, au-delà des discours et des bonnes intentions de certains, comment comprendre que dans l’ensemble les pères n’aient consacré que six minutes quotidiennes de plus au travail domestique en 13 ans, comme le révèle l’enquête Emploi du temps de l’Insee ? Et en matière de paternité comme ailleurs, ce ne sont pas nécessairement ceux qui en parlent le plus qui en font le plus. Pendant ce temps, la contrainte de la double journée continue de peser prioritairement sur les mères en situation précaire.

Les discours qui vantent les transformations de la paternité s’accompagnent d’une revendication croissante des « droits des pères », ce qui nous place au cœur du paradoxe. Force est de constater que l’ampleur des nouvelles prétentions des pères en situation de divorce est à la mesure de leur désengagement de la sphère domestique qui, lui, reste désespérément constant. Quelle est dès lors la légitimité de ces revendications masculinistes ? Si des souffrances réelles liées à l’éloignement des enfants peuvent les motiver, il n’en demeure pas moins qu’elles se font presque toujours entendre une fois que la situation de crise familiale est déjà intervenue. Comme le montre l’entretien de Catherine Jacottet Tissot dans ce dossier, on ne fera jamais que recoller les pots cassés tant que le problème ne sera pas résolu en amont, c’est-à-dire au niveau de la division sexuelle du travail qui opère au bénéfice des hommes.

L’offensive va bien au-delà des revendications légales. Elle revêt également les vieux habits du sexisme et de la misogynie, sous une forme certes quelque peu actualisée. Face à des pères un peu rapidement présentés comme nouveaux, les mères se voient plus que jamais accusées d’être aliénantes pour leurs enfants[1]. Les violences maternelles font l’objet d’une dénonciation croissante, alors qu’on sait que la violence domestique reste massivement le fait des hommes. De la même manière, on passe sous silence le problème des pères qui ne paient pas les pensions alimentaires, pour se concentrer sur des abus présentés comme systématiques de la part des mères en matière de garde des enfants. Sans craindre la contradiction, ce sont parfois ceux-là mêmes qui célèbrent la révolution paternelle qui en appellent au retour des rôles traditionnels. On voit ainsi resurgir la vulgate psychologique qui invoque la Nature pour justifier l’indépassable attachement de la mère au nourrisson. Les injonctions actuelles à l’allaitement maternel, et la culpabilisation des mères qui n’y recourent pas, constituent à cet égard une véritable régression politique. En définitive, la devise masculiniste pourrait se résumer à ceci : en demander plus et en faire moins.

Tout l’art des stratégies de déplacement mises en œuvre par certains « nouveaux pères » consiste à savoir donner l’impression que tout change. Parce que cela va à l’encontre du rôle masculin traditionnel, un père qui cajole un enfant constitue une scène spectaculaire digne d’intérêt de la part des médias, des ami·e·s, des mères. Ces gestes confèrent à leurs auteurs une sympathie indéniable, mais masquent tout aussi efficacement la permanence des inégalités. Certains jeunes pères, surtout parmi les classes moyennes et supérieures diplômées, ont acquis ce sens du placement qui consiste à intégrer en partie les revendications féministes avec pour effet de les neutraliser.

Tandis que le nombre des divorces augmente, qu’on peine à inventer de nouveaux modes d’organisation familiale et que des normes qu’on croyait dépassées refont surface, nous prenons ici le parti d’élargir le choix des possibles. L’homoparentalité est une manière parmi d’autres d’envisager la paternité sous un jour nouveau.

Christian Schiess




[1] Lynne Harne, « Nouveaux pères, violence et garde des enfants », Nouvelles Questions Féministes, 21:2, 2002, 8-30