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Les réseaux professionnels : alliance de capitalisme et de féminisme ?

paru dans l’émilie, no.1491, mars 2005

Le mot est lancé : ce qu’il manque aujourd’hui aux femmes pour atteindre l’égalité dans le marché du travail, ce sont des réseaux. Les perspectives de carrière étant noyautées par les réseaux masculins, avec pour effet d’empêcher l’accès des femmes aux postes les plus prisés, ce serait à présent à elles-mêmes de constituer leurs propres réseaux pour contrer cet obstacle. Les mérites des ces réseaux sont-ils donc sans fin ?

Notons d’entrée qu’il ne s’agira ici que d’une forme bien spécifique de réseau. Dans sa définition générale, le réseau peut être décrit schématiquement comme un espace (matériel et/ou virtuel) à travers lequel on accède à la reconnaissance grâce au partage d’informations. Cette forme d’échange peut d’ailleurs se révéler tout à fait concluante et il ne s’agit bien évidemment pas ici d’en contester le bien-fondé.

S’agissant du monde professionnel en particulier, on ne compte plus les articles, ouvrages, séminaires et colloques consacrés aux réseaux de femmes. Un manuel récemment publié et soutenu par le bureau fédéral de l’égalité, intitulé Femme ! Emploi & marketing personnel : briser le mur de verre, exhorte ainsi les femmes à s’organiser dans des réseaux présentés comme étant fondés sur « l’aide réciproque » et « la confiance ». Le langage du réseau, tout en s’inscrivant dans un registre entrepreneurial à forte teneur néolibérale, a en effet intégré tout un vocabulaire qui jusque là était connoté comme féminin. Des compétences personnelles, relevant traditionnellement de la sphère domestique, sont à présent de plus en plus appelées à être transposées dans le monde du business.

Or, ces compétences sont précisément celles que les stéréotypes attribuaient auparavant aux seules femmes. Il est jusqu’à la figure même du manager, pourtant encore largement incarnée dans la réalité par les hommes, qui est censée intégrer des capacités jadis soi-disant « innées » des femmes : le « nouveau manager » se doit désormais d’être « intuitif » et le management est quant à lui devenu « émotionnel », si on en croit les best-sellers du genre. Une interprétation un peu rapide, quoique souvent proposée, consisterait à affirmer que les hommes se sont tout simplement féminisés, et avec eux la société. Il y a pourtant de quoi s’interroger sur la pertinence d’une telle explication, surtout au moment même où les hommes résistent de la façon qu’on sait à l’accession des femmes aux lieux de pouvoir. Tout incite au contraire à se méfier de cette tendance à vanter à tous vents les bienfaits des réseaux.

Nul doute cependant qu’un certain nombre de femmes (une petite minorité en fait) se sentiront à leur aise dans ce « monde en réseaux » qui paraît a priori taillé sur mesure pour elles. Mais si on y regarde bien, les compétences à mobiliser pour être reconnue dans ces réseaux professionnels ne sont pas précisément les plus répandues. Comme le soulignent elles-mêmes les membres du réseau W.I.N. (Women’s International Networking), dont le « forum global » s’est tenu l’année dernière à Genève, « la femme W.I.N. typique est culturellement aware, a un état d’esprit international, est bien éduquée, désireuse d’apprendre et réceptive aux nouvelles technologies. » Mais elle ne saurait pour autant abandonner les caractéristiques traditionnelles attribuées à la féminité : « Elle veut une famille, des défis personnels et professionnels. (...) Elle compte sur les valeurs féminines : elle est authentique et fait preuve de compassion. ». Réseaux ou pas, le cumul des tâches a de beaux jours devant lui, sauf si on a les moyens de s’offir les services d’une aide domestique, ce qui est sans doute le cas ici.

D’après ce réseau toujours, il appartiendrait même aux hommes de s’adapter à cette nouvelle configuration dont les femmes seraient à la fois les instigatrices, les dépositaires naturellement « authentiques » et les premières bénéficiaires : « L’homme W.I.N typique souhaite mieux comprendre comment les femmes sont en train de créer de nouvelles normes dans la vie sociale, économique et culturelle. Il n’a pas peur d’être minoritaire et souhaite être partie prenante dans la formation de ce nouveau paradigme émergent qui lui profite aussi. » Cela ressemble à une curieuse inversion de la réalité, dès lors qu’on sait que ce sont en très grande majorité des hommes qui sont à l’origine de la reconfiguration idéologique qui s’est opérée dans les années 90 à travers la littérature managériale, selon laquelle le monde fonctionnerait désormais en réseaux caractérisés par une féminisation des rôles et un aplatissement des hiérarchies. Finis les calculs rationnels, froids et bureaucratiques, vive les « leaders authentiques ! » On peut donc comprendre que les femmes qui trouvent leur place dans cette représentation du monde forgée par les dominants aient un intérêt à le légitimer par ce type de discours qui donnent à croire que ce « nouveau » capitalisme bénéficierait avant tout aux femmes parce qu’il aurait su intégrer « leurs » valeurs.

En définitive, par l’intermédiaire de l’idéologie du réseau, des compétences développées dans la sphère privée sont ainsi appelées à être mobilisées dans le monde professionnel. Mais il serait naïf de perdre de vue qu’une fois la transposition effectuée, l’objectif final reste bel et bien l’accumulation du capital et donc la réalisation du profit : « Des salariés émotionnellement mobilisés génèrent des clients mobilisés et pas seulement fidèles », telle est l’une des 10 clés du management émotionnel, du nom d’un ouvrage célèbre et célébré. Dans ce sens, les « réseaux professionnels » peuvent être compris comme un nouveau moyen d’exploitation des nombreuses personnes (femmes et hommes) ne disposant pas des compétences pré-requises (et inégalement distribuées socialement) pour y accéder, avec pour effet de les tenir à l’écart d’un monde toujours plus concurrentiel. Comment ne pas y voir une tentative de récupération du féminisme par le capitalisme ?

Christian Schiess