print

Deux stratégies masculinistes

paru dans l’émilie, no.1507, déc. 2006 / janvier 2007

Les réponses masculinistes à l’émancipation des femmes ont pris différentes formes, parfois individuelles, parfois collectives. Deux types de stratégies organisées se démarquent comme particulièrement significatives dans leurs discours et leurs actions. Si la première est de nature frontale, la seconde constitue plutôt une stratégie de déplacement qui n’en contribue pas moins à maintenir le statu quo dans les rapports entre les sexes.

La réaction offensive

Les positions les plus ouvertement réactionnaires sont issues des milieux masculinistes de la droite religieuse. Cette révolution conservatrice a trouvé ses premières expressions dans les Etats-Unis du début du XXe siècle, dans le sillage de la première vague du féminisme. Face à une société considérée comme pervertie par la modernisation et traversée par une crise de ses valeurs morales, des mouvements d’hommes en appellent à une « chrétienté musclée » (muscular christianity) dont l’un des chevaux de bataille est aujourd’hui encore de reviriliser la figure de Jésus. Recrutant leurs sympathisants par centaines de milliers, les Promise Keepers défendent des thèses qui font mouche partout là où les femmes ont acquis des droits nouveaux.

Aujourd’hui souvent laïcisé, ce ressentiment collectif utilise les figures de « la femme » et de « l’efféminé » comme symboles d’un Autre menaçant, responsable des égarements moraux de la société, et face auquel il convient de réhabiliter l’Homme dans sa puissance virile. La position du Père est au cœur de ce programme politique. Constitués en réseaux nationaux et internationaux, les mouvements pour les droits des pères s’inscrivent résolument contre les acquis féministes en matière d’avortement, de droit du divorce, de protection contre les violences conjugales ou de mobilité professionnelle des femmes. Prenant appui sur des souffrances réelles vécues par de nombreux pères, ils proposent pour toute solution le retour du chef de famille. Les femmes, si elles se plient à ce modèle vertueux, y trouveraient alors leur compte par le fait de bénéficier d’un homme protecteur et par une réduction consécutive des violences conjugales.

C’est dans ce contexte idéologique qu’il convient d’interpréter l’abondante littérature contemporaine sur la « disparition des pères ». Plutôt que de porter sa critique sur les modèles dominants de la masculinité, sur les obstacles institutionnels au partage du temps de travail ou sur la précarité des familles monoparentales, elle est ancrée dans le respect ou la nostalgie de rôles figés, donnés par Dieu ou par la Nature. Le titre du livre à succès du psychanalyste Guy Corneau, Père manquant, fils manqué (comprendre homosexuel ou drogué), est significatif de ce retour de bâton (backlash) qui fait de la présence d’un père la condition sine qua non du bien-être des enfants. Au Québec, plusieurs sites internet masculinistes pullulent d’insultes à l’égard des femmes, des féministes et des hommes pro-féministes qui y sont tournés en ridicule. Signe positif, on peut espérer que cet énervement témoigne de la disparition de ce type de personnages, et c’est peut-être pour cela qu’on les entend de plus en plus, à l’instar des Eric Zemmour ou des David Abiker dont les livres jouissent d’une médiatisation d’autant plus assurée que leurs auteurs sont eux-mêmes des journalistes.

La quête d’une (nouvelle ?) identité masculine

Si toute remise en question est exclue de ce courant paternaliste, il est en revanche une autre stratégie masculiniste où le questionnement identitaire atteint des profondeurs vertigineuses. La où certains en appellent à la restauration de l’autorité paternelle, d’autres hommes, constitués en groupes, partent à la recherche d’une identité masculine mise à mal par les bouleversements socio-économiques. Partant donc du même constat qui est celui d’une perte des repères traditionnels, ces groupes d’hommes procèdent par une stratégie qui n’est plus ici de nature politique, mais essentiellement de type psychologique et mythique.

C’est en effet au fond d’eux-mêmes, ou alors dans des temps immémoriaux, que des hommes en mal de masculinité, le plus souvent accompagnés d’un thérapeute, sont invités à sonder leurs identités. Ces groupes sont issus à l’origine du mouvement mythopoétique initié par Robert Bly et son livre Iron John (1990) traduit en français sous le titre L’homme sauvage et l’enfant. La méthode, aux accents rousseauistes, consiste à re-mythologiser la masculinité par une recherche de certitudes et d’authenticité dans un monde en changement. Ces pratiques sont en tension entre un pôle franchement réactionnaire représenté par les groupes de parole qui donnent à des hommes l’occasion de se défouler verbalement sur « leurs » (ex-)femmes et sur la gent féminine en général, et un pôle plus fortement marqué par une demande de connaissance de soi. Mais l’ennui dans tous les cas, c’est qu’à force de chercher des réponses à ses doutes et à ses souffrances à l’intérieur de soi-même, on tend à s’y perdre, et surtout à perdre de vue les causes sociales et politiques de ces souffrances. Cela aboutit en définitive à maintenir le statu quo en élaborant entre hommes de nouveaux codes de virilité.

Loin de questionner le pouvoir masculin, comme c’est par exemple le cas dans certains groupes de parole réunissant des hommes violents, cette quête identitaire risque bien de se résumer à une complainte narcissique, à un exercice de style qui séduit prioritairement les hommes hétérosexuels de la classe moyenne et supérieure et laisse de côté ceux-là mêmes que la compétition masculine relègue aux marges de la société.

Christian Schiess