print

Plaidoyer pour un « partenariat élargi »

paru dans l’émilie, no.1504, septembre 2006

« Nous avons 36 ans et nous sommes sœurs jumelles. Nous n’avons jamais été mariées et nous n’avons pas eu d’enfants. Nous vivons ensemble... Nos vies sont inextricablement liées : nous sommes sœurs, nous nous connaissons depuis toujours et nous habitons ensemble depuis 17 ans (après avoir quitté le foyer familial). Nous nous appuyons mutuellement au plan émotif et nous dépendons entièrement l’une de l’autre financièrement - nous sommes copropriétaires de toutes nos possessions et nous partageons toutes nos dépenses. On ne peut imaginer une relation plus stable. Pourtant, parce que nous sommes sœurs plutôt que mari et femme, et parce que nous ne sommes pas un couple ayant des relations sexuelles, on nous refuse les avantages fiscaux, la couverture “familiale” pour les soins de santé et une multitude d’autres avantages sociaux fondés sur des conceptions sexistes et hétérosexistes des rapports personnels signifiants. »

témoignage extrait du rapport de la Commission du droit du Canada :
Au-delà de la conjugalité. La reconnaissance et le soutien des
rapports de nature personnelle entre adultes
, 2001


Ce cas, parmi bien d’autres, illustre les contradictions du droit s’agissant de la reconnaissance publique des unions affectives. Il nous met au pied du fossé qui sépare nos représentations de ce que doit être une union légitime et la réalité vécue par un nombre croissant de personnes. Que des membres d’une même fratrie puissent revendiquer des droits et des obligations semblables à ceux du mariage est de nature à raviver tous les fantasmes liés à une conception mythifiée du « tabou de l’inceste ». Il n’est pourtant pas ici question de sexualité, mais bien de co-dépendance affective et financière.

En quoi, dès lors, une telle union se distingue-t-elle de la vie commune menée par les couples hétérosexuels érigés en modèle ? En ceci que ces derniers consacrent l’union naturelle d’une femme et d’un homme, entité scellée par un rapport sexuel qui, parfois mais parfois seulement, peut ouvrir la voie à la succession des générations. Or, il n’est aujourd’hui jamais demandé aux membres d’un couple hétérosexuel souhaitant se marier s’ils ont le désir ou la capacité d’engendrer, ni a fortiori si leurs relations sexuelles sont fréquentes ou non. Pourtant, les couples ainsi formés bénéficient, du simple fait de leur union conjugale immédiatement reconnue, d’un système de droits et d’obligations garantis par l’Etat. Certes le pas a été franchi, dans de nombreux pays et récemment en Suisse, pour élargir ce type d’union à des couples de même sexe. Si ceux-ci ont la particularité d’être stériles biologiquement (ce qui peut être le cas des précédents également), il arrive cependant qu’ils aient effectivement des enfants par des phénomènes de recomposition familiale de plus en plus fréquents, ou par les possibilités offertes par les technologies de procréation. Cela existe, mais n’est reconnu légalement presque nulle part dans le monde.

De ce déni de réalité résulte l’imposition, sous couvert de « protection de la famille » d’un modèle idéologique toujours plus contredit par les faits. En conséquence, les rapports de filiation prenant cadre dans certaines institutions (mariages) sont reconnus alors que dans d’autres (partenariats, concubinage), ils ne le sont pas ou pas tout à fait. Cela n’est probablement pas très bon pour la stabilité des enfants en question... Nous avons glissé presque automatiquement de la question du mariage à celle des enfants. Or, ni la présence de ces derniers, ni même la possibilité de leur engendrement naturel, n’est nécessaire pour que soient reconnus juridiquement des liens conjugaux. La logique qui sous-tend cette reconnaissance semble se ramener à ceci : la présence d’une relation affective, supposée inclure des rapports sexuels, entre deux personnes qui souhaitent fonder un projet de vie commune. Si ces projets sont parfois durables, tout ou partie des engagements pris sont susceptibles d’être remis en cause ou de voir disparaître avec le temps ce qui les a motivé. Le mariage peut subsister au plan légal, hors toute communauté de vie et d’affection, et le droit, dans ce cas, continue de s’appliquer. Il arrive également que la communauté de vie subsiste pour des raisons de dépendance financière, sans plus aucun lien affectif ou sexuel. Les modalités de vie en commun sont virtuellement illimités et elles changent avec le temps, c’est-à-dire historiquement et dans chaque parcours de vie. Le lien qui unit les sœurs jumelles citées plus est une des modalités des relations d’affection et de dépendance qui peuvent naître entre deux personnes, mais ce nombre peut largement excéder deux. La pensée binaire qui commande de privilégier les relations à deux n’a aucune pertinence sociale, sinon comme simulacre du couple hétérosexuel procréateur.

Pourquoi, dans ces conditions, le fait de vivre à deux dans une relation d’amour charnel supposée constituerait-il un bien commun que la société devrait reconnaître comme tel et protéger constitutionnellement ? Il n’est pas jusqu’à la Convention européenne des droits de l’homme qui ne protège le « droit au mariage ». S’il s’agit là du droit inconditionnel de fonder un projet de vie avec qui bon nous semble sans être entravé par un quelconque pouvoir, cela est entendu depuis bien avant Roméo et Juliette. Mais s’il s’agit de protéger la vie à deux au détriment d’autres agencements sociaux possibles, on ne peut alors que déplorer cette vision réductrice et, avec Michel Foucault, « essayer d’imaginer et de créer un nouveau droit relationnel qui permettrait que tous les types possibles de relations puissent exister et ne soient pas empêchés, bloqués ou annulés par des institutions relationnellement appauvrissantes[1]  ».

Parmi les diverses situations qui découlent de cet état de fait, il en est qui sont à l’origine d’injustices particulièrement criantes et appellent des transformations légales urgentes. Si la vie à deux ne peut être considérée en soi comme un bien commun, il en va tout autrement de la multitude de relations dans lesquelles une ou plusieurs personnes assurent la subsistance, l’éducation, la santé, le bonheur d’une ou plusieurs autres personnes. Cela, aucun pouvoir n’est à même de l’assurer, mais c’est précisément l’une des fonctions primordiales d’un Etat « démocratique » que de reconnaître l’importance de ce travail et de garantir les conditions de son bon accomplissement. A cette fin, le droit matrimonial et familial actuel est largement insuffisant. En effet, les enfants ne sont qu’une catégorie parmi d’autres groupes ou personnes nécessitant des soins de tiers parce qu’elles sont dans un rapport (naturel ou social) de dépendance. Selon un récent rapport, « on estime aujourd’hui, en Suisse, entre 220’000 et 250’000 le nombre de personnes qui s’occupent de proches malades[2]  ». Or, dans un système de production capitaliste fondé sur une division sexuelle du travail qui ne rémunère pas (et donc ne reconnaît pas) le travail « non professionnel », la précarité des personnes effectuant le travail de care, en grande majorité des femmes, est un phénomène structurel. Ce témoignage d’une femme canadienne met particulièrement bien en évidence les injustices qui peuvent en résulter sur le plan matériel.

En mai 1999, ma mère âgée a dû subir une intervention chirurgicale.... On découvre qu’elle a un cancer d’un type peu commun. Etant moi-même infirmière aux soins palliatifs, j’ai pris sur moi de m’occuper de ma mère à son domicile. J’ai pris des congés dans le cadre de mon emploi à titre de contractuelle [...], pour me consacrer aux soins requis par ma mère chez elle. La suite fut inattendue. Ma mère, qui à l’époque avait 91 ans, a retrouvé la santé et se porte assez bien à l’approche de son 93e anniversaire [...]. Je suis fermement convaincue que son rétablissement est directement attribuable aux soins que j’ai pu personnellement lui prodiguer. Elle va maintenant très bien, sauf que ma vie s’en est retrouvée bouleversée. Je n’ai plus d’emploi, j’ai dû quitter la maison que j’habitais [...] et ma situation financière est très précaire ?!! [...] J’espère que le gouvernement se montrera sensible aux services que les proches rendent à leurs parents âgés.[3]

Comme le relève la politologue Joan Tronto, l’amour et le care sont deux choses qu’il convient de distinguer.[4] L’Etat, plutôt que de s’occuper d’amour et de s’immiscer dans la vie intime des individus, trouverait sans doute à mieux remplir sa mission s’il s’assurait que de tels cas ne puissent survenir et que le travail de soins et d’attention aux autres soit reconnu à sa juste valeur. Il s’agit bien sûr du travail effectué pour les enfants, mais aussi pour les personnes malades non hospitalisées, pour les personnes âgées nécessiteuses, et plus largement, pour toutes les personnes dont la dignité dépend de leur maintien dans un cercle de relations sociales, c’est-à-dire virtuellement tout le monde en période d’individualisme galopant. L’idéologie de l’autonomie individuelle, aujourd’hui triomphante, donne à croire que les personnes adultes se définissent avant tout par leur indépendance et contribue de ce fait à culpabiliser et à isoler ceux qui, nécessairement, se découvrent moins autonomes qu’ils ne sont censés l’être. Tisser du lien social et reconnaître le travail de celles et ceux qui le font, c’est admettre que la valeur inestimable de la dignité conférée à chaque personne prise individuellement est bien plus élevée que la plus-value engendrée par une campagne de marketing pour une énième marque de pâte dentifrice qui n’apporte rien de plus que la précédente mais dont les vendeurs sont rémunérés au prix fort.

Fonder une politique pragmatique de la « famille » au sens large demande donc en premier lieu de reconnaître légalement les différents agencements sociaux ayant pour effet de procurer soutien et soins à des personnes qui en ont besoin. La Commission du droit du Canada, qu’on peut difficilement soupçonner d’être un organe révolutionnaire, a récemment estimé que le modèle traditionnel en vigueur, soit celui qui réduit ce type de rapports contractuels entre adultes à deux personnes, ne suffit plus à répondre aux besoins de la société réelle dans laquelle nombre de relations sont caractérisées par « une interdépendance affective et économique, des soins et un intérêt mutuels ainsi qu’un engagement durable[5]  ». Un « partenariat élargi » pourrait donc constituer le modèle d’une telle réforme qui, en deuxième lieu, demande qu’on donne aux prestataires de care le temps ainsi que les moyens de faire leur travail d’intérêt public. En termes de temps, des solutions actuellement envisagées pourraient être généralisées, comme par exemple le congé parental dans le cas des enfants, mais aussi le droit à un congé approprié lorsque la santé d’un parent ou d’un·e ami·e en dépend. S’agissant des moyens, la proposition d’une allocation universelle, défendue dans ce même numéro, montre que le pragmatisme a son prix. C’est comme on dit, un « choix de société ».

Christian Schiess




[1] Michel Foucault,  «Le triomphe social du plaisir sexuel » (1982), Dits et écrits Vol.II, texte no.313, Paris, Gallimard, 2001, p.1129

[2] Commission fédérale de coordination pour les questions familiales (COFF), La politique familiale : pourquoi ? Arguments et thèses, Berne, 2004, p.26

[3] extrait du méme rapport de la Commission du droit du Canada

[4] voir Joan Tronto, « Marriage : Love or Care ? », in : Mary Lyndon Shanley (ed), Just Marriage, Oxford University Press, 2004, pp.37-40

[5] p. 124