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Femmes et hommes face à la violence conjugale :

Deux poids, deux mesures

paru dans l’émilie, no.1522, août-septembre 2008
(cette version a été légèrement remaniée par rapport à l'article original)

La problématique des « hommes battus » a fait l’objet le 13 mars dernier d’un reportage dans l’émission Temps Présent de la Télévision Suisse Romande. Comme dans bon nombre de traitements médiatiques de ce phénomène, le procédé utilisé pour en rendre compte recourt à de nombreuses approximations qui confinent parfois à la malhonnêteté intellectuelle. Toute ressemblance avec les arguments masculinistes ne saurait être fortuite.

Est-il possible de parler des « hommes battus » sans pour autant délégitimer le problème des violences faites aux femmes dans le couple ? Même si on aimerait répondre que oui, la tournure qu’a pris la controverse à ce sujet incite au pessimisme. Que des hommes subissent eux aussi toutes sortes de violences de la part de leurs conjointes n’a a priori rien de surprenant. La promiscuité que favorise la cellule conjugale repose en effet sur un tel nombre de mythes, de promesses intenables et d’attentes déçues, qu’elle en est logiquement génératrice de violences (agressions verbales, menaces, agressions physiques). La question pertinente devrait dès lors être celle de l’intensité, de la fréquence et de la gravité de ces violences dans une structure conjugale qui reste marquée par de fortes inégalités entre les sexes.

Le problème est que cette inégalité structurelle n’est à peu près jamais prise en compte dans les débats sur cette question. Si le présentateur de l’émission introduit celle-ci en précisant que « l’immense majorité des cas de violence domestique » sont exercés à l’encontre des femmes, le reportage qui suit est entièrement construit de manière à laisser entendre le contraire. C’est même contre le bon sens que les deux réalisateurs vont peu à peu nous amener à prendre au sérieux l’hypothèse selon laquelle les violences faites aux hommes dans le couple pourraient être plus nombreuses et tout aussi graves que celles faites aux femmes. Entretenant constamment l’illusion de la symétrie, le film va tout naturellement se conclure par le constat que les deux problèmes sont à prendre tout autant au sérieux sur le plan social.

Le reportage débute par les propos d’un lieutenant de gendarmerie qui note que les appels à l’aide de la part d’hommes sont relativement rares : « on a déjà eu quelques téléphones pour ça », dit-il en souriant. Un autre policier, revenant d’un domicile où un homme a été frappé par sa conjointe, répond au journaliste : « dans mon cas c’est la première fois que ça m’arrive ». La caméra était décidément présente au bon moment ! Tout·e statisticien·ne sait bien que les chiffres de police sont à manier avec une extrême précaution, puisque qu’ils passent sous silence tous les actes potentiellement graves et qui ne sont pas dénoncés, par crainte ou par honte. C’est donc sur le « tabou » des hommes battus que les réalisateurs vont se concentrer, c’est-à-dire sur tout ce qui peut conduire ces hommes à ne pas oser se manifester publiquement. Selon le présentateur, ce qui serait « particulier à ces hommes battus (...), c’est qu’ils s’expriment rarement, par honte ou par convenance sociale ». La parole sera ensuite donnée à plusieurs d’entre eux qui ont « osé briser le tabou ». Le film se conclura d’ailleurs par le constat suivant : « il a fallu du temps pour comprendre les femmes ; il en faudra aussi pour comprendre les hommes ». Le propos est assez clair : tout a été dit et fait concernant les femmes battues ; occupons-nous maintenant des hommes battus ! Pourtant, ce n’est pas parce qu’un « tabou » social a été levé, politiquement et juridiquement, concernant les violences faites aux femmes dans le couple qu’il serait devenu facile pour celles-ci d’en parler, de témoigner et de porter plainte. Les associations qui travaillent auprès de ces femmes le savent très bien.

Le raccourci est donc fallacieux. Si on avait voulu traiter le sujet de manière sérieuse, il aurait convenu de se demander quel type de honte et d’auto-culpabilisation frappe respectivement les femmes et les hommes qui se trouvent dans une telle situation. La conclusion aurait alors été plus nuancée, mais aussi moins symétrique. Les hommes violentés doivent faire face à une remise en cause du statut dominant que la société attend d’eux et qu’ils ont nécessairement intégré dans une certaine mesure. C’est cette même dévirilisation qui explique le sourire du lieutenant de police interrogé lorsqu’on lui parle des hommes battus, et non pas simplement l’aspect inhabituel et extraordinaire du phénomène. Briser le « tabou » reviendrait dès lors à s’interroger sur ce statut dominant et à le remettre en cause, ce que le reportage se garde bien de faire, comme on le verra plus loin. Quant à ce qui retient les femmes violentées de porter plainte, il faudrait également considérer toute une série de paramètres structurels tels que la socialisation des femmes à être au service domestique et sexuel de leurs futurs conjoints, ainsi que leur plus forte dépendance financière à l’égard de ceux-ci (en moyenne bien sûr).

L’illusion de la symétrie se retrouve également dans les chiffres qui, balancés sans autres précisions, ne peuvent que masquer la gravité relative des cas de violence qu’ils recensent. Après avoir donné la parole à un infirmier, un médecin, un psychiatre et à un chef de police judiciaire, qui tous font état d’une plus grande fréquence et d’une plus grande gravité des cas de violence exercée par des hommes, le reportage va donner la voix à des « experts ». C’est à ce moment-là que le film bascule, sous le prétexte que « les hommes battus ne sont pas une minorité pour tous », et qu’« outre-atlantique le phénomène est très bien étudié et fait l’objet de nombreuses publications scientifiques ». C’est maintenant la science qui est censée parler : nous voici donc dans le sérieux. Et c’est à Denis Laroche, chercheur québécois, que revient la tâche de préciser que la vérité se trouve dans l’Enquête Sociale Générale menée au Canada en 2004. Il se trouve que cette recherche a abouti à la conclusion qu’au Québec, un homme sur 66 est victime de violence conjugale physique, contre une femme sur 70 seulement. Pendant ce temps, le film offre des témoignages d’hommes battus qui se succéderont en crescendo, allant vers le plus « bouleversant » comme annoncé en introduction.

A ce stade, le reportage commence à poser tant de défis au bon sens que le recours à une deuxième experte s’avère nécessaire pour enfoncer le clou et pour comprendre enfin « pourquoi le phénomène n’est pas mieux pris en compte ». C’est cette fois-ci Elisabeth Badinter, « philosophe, écrivain et féministe », qui va expliquer que les hommes battus, tout comme les femmes violentes, « est un sujet tabou ». Précisons qu’elle est en train d’expliquer cela à quelques dizaines de milliers de personnes assises derrière leur écran. En matière de tabous, on a connu plus discret. D’autant que la même experte avait déjà publié il y a quelques années un livre dénonçant le même tabou, livre qui s’est vendu grassement et a été plus que largement couvert par les médias. On ne compte d’ailleurs plus les apparitions télévisées de son auteure, ce qui ne l’empêche pourtant pas de se présenter ici comme une victime du « politiquement correct ». Ce qu’il faut préciser également, c’est que l’une des principales critiques formulées dans le livre à l’égard d’un certain féminisme présenté comme « politiquement correct », était qu’il contribuait à « victimiser » les femmes. Selon l’auteure, cette victimisation a été rendue possible par une confusion coupable entre des formes de violences masculines qui n’auraient rien à voir entre elles, allant de la simple insulte au meurtre, et permettant à certaines féministes, se fondant sur l’enquête française Enveff, de brandir des chiffres tout à fait alarmistes selon lesquels une femme sur cinq serait victime de violence conjugale (verbale et/ou physique).

Concédons à l’auteure de Fausse Route qu’un tel chiffre peut être tout à fait abusif. Mais il ne peut l’être que lorsque sans autres précisions, il masque la variété des situations concrètes dont il est censé rendre compte, et donc lorsqu’on en fait un usage qui conduit à abuser de la crédulité des personnes à qui on s’adresse. Or, c’est très exactement ce que fait le reportage, avec la complicité bienveillante de l’auteure en question, lorsqu’il cherche à nous faire croire qu’ « hommes et femmes sont à égalité dans le recours la violence physique ». En effet, si l’enquête canadienne a pu conclure à des résulats symétriques, c’est parce qu’elle a considéré comme violence physique à la fois la simple menace d’agression avec la main ou avec un objet, et l’acte de violence conduisant au meurtre. [1] Le soi-disant amalgame entre différentes formes de violences, qui a justement conduit à décrédibiliser l’ampleur des violences conjugales faites aux femmes suite à la publication du livre d’Elisabeth Badinter qui dénonçait cela comme étant inacceptable, se trouve donc manipulé ici à l’identique pour laisser entendre que l’on a à faire à deux phénomènes sociaux d’importance égale. C’est très exactement ce qu’on appelle la politique du deux poids, deux mesures. Et ce sont celles-là et ceux-là mêmes qui veulent nous faire croire à la symétrie des rapports entre les sexes, qui recourent à un procédé parfaitement asymétrique pour le faire. Le comble de l’incohérence est atteint lorsque la même Elisabeth Badinter, interrogée pour l’émission, semble déplorer sincèrement que « parler des hommes battus est ressenti comme une volonté de diminuer la critique que l’on pourrait adresser aux hommes qui battent ».

Il est un dernier élément qui vient contredire l’illusion de symétrie qui affecte le film. C’est celui de la force physique. Si souvent évoquée pour justifier l’exercice du pouvoir par les hommes alors qu’elle n’a le plus souvent rien à voir avec le pouvoir, elle est ici totalement absente de la discussion concernant la violence conjugale. Pourtant, à défaut d’être une cause de cette violence, elle en est très certainement un facteur aggravant et démultiplicateur. Quand on a plus de force, si on frappe à main nue ou avec une arme blanche, eh bien ça fait plus mal. Et les hommes ont, en moyenne toujours, plus de force que les femmes. De cette évidence, le reportage ne fait pas mention. Pire, il présente même l’entraînement à la violence physique comme une réponse de la part des hommes aux situations de violence qu’ils peuvent vivre dans leurs couples. Dans un stage de psychoboxe présenté à la fin du film comme l’une des « seules solutions possibles » qu’il reste aux hommes face à ce tabou, on peut en effet voir un participant s’entraîner à apprendre à bien diriger ses coups et à ne pas les retenir. De quel type de violence conjugale cet homme a-t-il souffert pour être ainsi réduit à devoir apprendre à se défendre par la violence physique ? La réponse nous est donnée par l’intéressé lui-même : il n’a pas obtenu la garde de son enfant suite à une procédure de divorce, et cela lui est insupportable.

Quelle que soit la souffrance réellement vécue par cet homme (elle semble grande), sa mise en scène dans le reportage fait intervenir de manière sournoise un élément qui n’a plus aucun rapport avec le sujet de l’émission. Imaginons, à titre de comparaison, qu’un documentaire consacré aux femmes subissant de la violence conjugale se conclue par le cas d’une épouse qui a dû renoncer à sa carrière professionnelle au profit de celle de son conjoint et qui en garde une grande amertume. Supposons que ce cas soit présenté dans la continuité du thème de l’émission, comme s’il s’agissait d’un acte de violence conjugale exercée contre cette femme. Cela aurait soulevé – et à juste titre – une vague de protestations. D’aucun·e·s auraient sans doute dénoncé la victimisation abusive et le « politiquement correct » que sous-tend une telle démarche, au demeurant parfaitement malhonnête. Pourquoi, dans notre cas de figure, ce même procédé ne suscite-t-il pas l’indignation publique des personnes si soucieuses de rétablir la juste mesure des choses  en matière de violence conjugale ? Si la victimisation des femmes est devenue un sujet brûlant, celle des hommes est manifestement un sujet porteur.

Christian Schiess




[1] L'enquête peut être téléchargée ici : ViolenceH_F2004.pdf (607Ko)