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Macho, moi ?

On ne naît pas dominant, on le devient.

paru dans l’émilie, no.1485/86, août‑septembre 2004

Il est des évidences qui sont parfois bonnes à rappeler. Ainsi, pour qu’il y ait domination masculine, encore faut-il qu’il y ait des hommes dominants. Et si on ne naît pas homme, mais qu’on le devient, alors tout homme passe nécessairement par l’école de la domination.

Beaucoup d’hommes aujourd’hui, et souvent même parmi les plus dominants, ne se reconnaissent pas comme détenteurs d’un pouvoir. Bien au contraire, à leurs corps défendants, il proclament qu’ils sont des hommes modernes, soucieux de l’émancipation de leurs consoeurs et que la domination, même si elle n’a pas totalement disparu, c’est pour les autres. Soit. Mais c’est oublier un peu vite que la socialisation masculine se fait par un apprentissage constant de la dévalorisation du féminin, et qu’à cela aucun homme n’échappe.

Dans cette socialisation, tout ce qu’il appartient (encore) aux femmes de faire, ou d’être, est connoté négativement, dévalorisé. Dès qu’une attitude, un sentiment, un désir, une expression se fait jour qui pourrait être connotée comme féminine, elle doit être aussitôt expulsée. Pour ceux qui transgresseraient le code, la sanction n’est autre que la féminité elle-même, repoussoir ultime de la construction du masculin. Chaque homme a ainsi appris que ce qu’il y a de plus dégradant, de plus déshonorant pour lui, c’est d’être traité de « fille », de « lopette » ou autre « tantouze ». Si bien qu’il devient proprement impensable de ne pas jouer le jeu et de ne pas vouloir devenir un homme. Au bout du compte, cela a pour effet que les hommes ne se vivent pas comme dépositaires d’un pouvoir sur les femmes, mais au contraire d’un droit légitime à disposer d’elles, de leur travail, de leurs corps.

Et lorsque les féministes viennent mettre leur bâton dans les roues de cet engrenage bien rôdé, la machine à produire la différence passe à un niveau de subtilité supérieur. Ainsi les hommes qui se mirent à porter des boucles d’oreilles l’ont-il fait d’une manière qui les distinguait toujours des femmes (oreille gauche seulement, sinon attention...). Ainsi la pratique de l’épilation est-elle souvent liée à celle de la musculation, gage préalable de masculinité qui permettra d’écarter tout doute éventuel sur son identité de genre. Ainsi les hommes qui désormais se doivent de « savoir pleurer » ont-ils tout intérêt à le faire dans certaines conditions où ils seront récompensés pour leur nouvelle pratique. Ce qui revient par exemple, pour les hommes politiques, à garder leurs larmes pour le journal télévisé de 20 heures, attirant sur eux cette bienveillance généralisée qui est une forme de soutien aux dominants.

On pourrait multiplier les exemples qui montreraient qu’à chaque fois, on concède un peu de terrain, souvent insignifiant, pour ne pas remettre en cause l’essentiel, donnant ainsi la fausse impression que les hommes, de même que le monde qu’ils continuent de façonner à leur image, se féminisent. Ce mécanisme vise à produire des dominants qui assurent une mainmise masculine sur le contrôle des institutions politiques, économiques, militaires, judiciaires et médiatiques. Ce qui va de pair avec un contrôle des femmes. Car peu importe qu’ils ne soient jamais de « vrais hommes », des chevaliers, des Stakhanov ou des managers : ils seront malgré tout des hommes reconnus comme tels, ce qui est toujours plus valorisant que d’être une femme et fournit ainsi une compensation relative à toutes les formes de relégation sociale.

Certes, il y en a toujours des plus viriles, des plus « machos » que d’autres. Mais toute l’attention que monopolise aujourd’hui le sexisme des « jeunes des banlieues » ne saurait faire oublier les pratiques hautement masculines et viriles qui existent chez les politiciens, cadres supérieurs et autres dominants parmi les dominants. Car ces pratiques, même quand elles se font entre hommes, concourent activement à reproduire la hiérarchie des genres.

Christian Schiess