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La nouvelle loi sur les étrangers, ou l’amour à deux vitesses

paru dans l’émilie, no.1501, avril 2006

Ca se passait près de chez nous. Le 10 décembre 2003, alors que l’Assemblée fédérale élisait un gouvernement ancré dans la droite dure, on pouvait lire dans la presse du jour qu’un couple d’Ethiopiens, tout fraîchement marié, venait d’être séparé de force. La femme a dû quitter Lausanne, menottée, parce que son centre d’enregistrement se situait à Saint-Gall. Quant au mari, assigné au canton de Vaud, il ne pouvait pas en sortir. Avec la Nouvelle loi sur les étrangers (LEtr), un nouveau pas s’apprête à être franchi, qui favorisera l’intrusion de l’Etat dans les affaires intimes et ouvrira la voie à une généralisation de l’arbitraire.

Séparer par la contrainte des personnes qui s’aiment est l’une des pires injustices qui soit. Avec la Nouvelle loi sur les étrangers, celles-ci risquent de se multiplier. Première cible, le regroupement familial pour les personnes non-ressortissantes de l’Union européenne va s’en trouver considérablement limité. Il ne pourra désormais être demandé que dans les cinq ans qui suivent l’arrivée en Suisse, et les enfants de plus de 12 ans ne seront admis·e·s qu’au plus tard un an après l’arrivée des parents. Parce que jugés moins « intégrables », les enfants entre 12 et 18 ans ne seront ainsi plus admis·e·s en Suisse au-delà d’une année. Par ailleurs, les conjoint·e·s et enfants d’une personne ne bénéficiant que d’un permis de séjour ou de courte durée ne seront admis·e·s qu’à condition de vivre en ménage commun avec elle, de disposer d’un logement approprié et de ne pas dépendre de l’aide sociale.

L’exigence du ménage commun ouvre la porte à des situations particulièrement délicates, notamment pour les femmes violentées par leur époux, qui doivent vivre aux côtés de leur agresseur durant au moins trois ans au risque de se voir expulsées. Cette obligation de la vie commune prévoit certes une exception lorsque « des raisons majeures justifiant l’existence de domiciles séparés peuvent être invoquées », mais là encore cette disposition est formulée dans des termes qui permettent des interprétations très subjectives. Avec la nouvelle loi, le ménage commun sera en outre imposé dans les mêmes conditions aux personnes non ressortissant·e·s de l’UE ayant épousé un·e Suisse·sse.

Le regroupement familial n’est pas le seul moyen par lequel le législateur a mis sur pied un droit matrimonial et familial à deux vitesses selon la nationalité des conjoint·e·s. C’est aux conditions mêmes du l’union affective que s’en prend la LEtr. Désormais, des cas litigieux pourront se présenter, où il s’agira de prouver qu’on s’aime. Le texte sur lequel nous serons amené·e·s à nous prononcer prévoit une modification du Code civil qui fait obligation à l’officier d’état civil de refuser « son concours lorsque l’un des fiancés ne veut manifestement pas fonder une communauté conjugale mais éluder les dispositions sur l’admission et le séjour des étrangers ». Dans un tel cas, ce même officier « entend les fiancés; il peut requérir des renseignements auprès d’autres autorités ou de tiers. ». A travers cette surveillance accrue des « mariages de complaisance », dont seront soupçonnés les mariages binationaux (hors-UE) et ceux-ci uniquement, il s’agit pour nos autorités de prendre « des mesures efficaces d’application de la loi et de maintien de la sécurité et de l’ordre public ». Dans l’esprit du gouvernement, il est manifeste que le principal facteur d’insécurité qui trouble l’ordre public est la migration, c’est-à-dire les « étrangers ». Mais il ne s’agit pas de n’importe lesquels d’entre eux : en tout cas pas des citoyen·ne·s de l’UE qui ont été décrété·e·s « intégrables »; encore moins des « investisseurs », des « chefs d’entreprise », des « cadres », « travailleurs qualifiés » et des « personnalités reconnues », qui font l’objet d’exceptions aux restrictions prévues par la LEtr, exceptions qui par ailleurs s’appliqueront très majoritairement à des hommes. Le tribun d’extrême-droite qui occupe le fauteuil de ministre de la « justice » et de la Police nous laissait entendre très clairement à qui ces mesures sont susceptibles de s’appliquer en premier lieu : « Nous devons reconnaître que les personnes européennes sont plus faciles à intégrer que les Africains ou les Asiatiques, car ils mènent une vie différente.[1] ». C’est la vieille rengaine nauséabonde de la crainte de « l’Überfremdung », qui a toujours eu pour particularité de s’appliquer de manière très sélective.

On ose donc difficilement imaginer comment les officiers de l’état civil feront la part entre des mariages binationaux de complaisance et d’autres plus sincères, sans risquer de sacrifier aux préjugés racistes que cette loi s’apprête à institutionnaliser et sans user de moyens indignes d’un Etat de droit. De toute évidence, la loi a prévu des garde-fous pour décourager les officiers qui voudraient exercer leur devoir de désobéissance civile face à des situations de non-droit en célébrant un mariage blanc. L’article 118 dispose que quiconque facilite ou rend possible un tel mariage est puni de l’emprisonnement ou d’une amende de 20’000 francs au plus. Par ailleurs, la même loi menace de 500’000 francs d’amende une organisation qui favoriserait le séjour en Suisse de personnes en situation irrégulière. Cette intervention de l’Etat dans la sphère intime, mise au service d’une régulation raciste des migrations, s’inscrit ainsi plus largement dans un projet de criminalisation de la solidarité.

Christian Schiess




[1] allocution lors de la session extraordinaire du Conseil national du 7 mai